1ère partie : Un avant et un après phylloxéra

Le monde viticole connaît, en ce début de XXIe siècle, de profondes transformations structurelles, dans ses fondements avec l’extension de la culture biologique, voire nature, dans son environnement avec les dérèglements climatiques, dans le choix même de ses cépages, anciens ou futuristes, hybrides protecteurs de maladies voire de la sécheresse. Or des porte-greffes américains régissent toujours notre viticulture, et ce depuis plus de 150 ans. Nous tenons cet état de fait d’un minuscule puceron, haut comme une tête d’épingle, venu d’outre-Atlantique ravager nos vignobles : le phylloxéra. Il a conduit au greffage de variétés américaines, résistantes, sur l’ensemble de nos ceps désarmés.
S’affranchir du phylloxéra, revenir à nos anciens ceps franc de pied, c’est-à-dire non greffés ? Leur résurgence sonne comme un élan vers un monde révolu, un paradis perdu. Des vignes préphylloxériques existent encore, d’autres sont plantées depuis une trentaine d’années sur des sols sablonneux où le phylloxéra peine à creuser des galeries. Un tour d’horizon nous transporte à la rencontre d’une histoire oubliée qui ne demande qu’à reprendre forme. Ce rêve d’autrefois, devenu infime réalité, nous questionne plus largement sur nos modèles d’exploitation actuels, qui s’essoufflent, et sur le devenir de nos vignobles.

Phylloxéra et franc de pied à la fin du XIX e siècle
Face à l’arrivée de l’insecte ravageur, présent sur des plants américains importés en Europe, plusieurs solutions sont mises très rapidement en œuvre pour sauver le vignoble français.
Repéré en 1863 à Pujaut dans le Gard, il est combattu par un véritable plan de guerre élaboré par les chercheurs de Montpellier, autour de Jules Planchon. Une course contre la montre s’engage pour empêcher sa propagation vers l’ouest : traitements au sulfure de carbone ou au sulfo-carbonate pour l’étouffer, submersion des vignes pour le noyer, replantation en cépages américains, (noah, jacquez, clinton, isabelle) porteurs sains, résistants à l’insecte puis surgreffage de ces mêmes plants. Cette dernière solution est retenue comme la plus efficace. Elle porte en elle des conséquences considérables : tous les vignobles, issus de vitis vinifera, l’espère européenne, seront greffés avec un porte-greffe américain, et durables, puisque nous vivons encore sous ce régime. Selon Alain Carbonneau, professeur à l’École nationale supérieure d’agronomie de Montpellier, « aucune recherche ne va dans le sens de l’anéantir. Il est à mon avis là pour toujours ».[1]
Avec la replantation, qui sélectionne les cépages les plus productifs afin de combler des années d’effondrement de la production, c’est une vinodiversité qui s’éteint – nombre de cépages anciens moins vigoureux disparaissent- une variété de styles de vins qui s’appauvrit, et une qualité qui s’affaisse au bénéfice de la quantité.
D’irréductibles reliquats franc de pied subsistent encore. La vigne survit sur ces propres racines sans être atteinte par l’insecte. Par ailleurs, de grands domaines répugnent longtemps à se séparer de leurs vignes non greffées, privilégiant la qualité, dans le Bordelais (Yquem, Mouton-Rotschild, Margaux ou brane-cantenac) comme en Bourgogne (Romanée-Conti) avant que de nouvelles épidémies, en particulier ne 1945, ne les emportent.
Pourtant, quelques parcelles encore aujourd’hui narguent le puceron et le temps. De très vielles vignes préphylloxériques témoignent d’une époque révolue, d’une liberté entêtée : Bollinger en Champagne, sur pinot noir (cuvée Vieilles vignes françaises), Trotte Vieille (1er grand cru classé) à Saint-Émilion sur 3000 pieds de cabernet-franc, ou le Domaine de Chambord conservant 4 ha de romorantin. A Sarragachies dans le Gers, en AOC Côtes-de-saint-mont, une vigne datée d’environ 200 ans, classée aux Monuments historiques en 2012, fait ressurgir des cépages inconnus de nous.

Plus récents, pensez, 60, 100, 110 ans à peine, des vignes postphylloxériques sans porte-greffe produisent encore, sur 4 ha au Château Haut-Bailly (grand cru classé de Graves). De ci, de là s’égrènent quelques ares, à Villy en Chablis, 55 ares de chardonnay du Domaine Poitout, 30 ares de grand noir de la Calmette sauvés de l’arrachage sur le Domaine de Yohann à Toulaud (Drôme), 9 ha au Domaine de Lansac à Tarascon en Provence, qui possède sans doute le dernier aubun franc de pied et pratique la submersion des vignes sur terres alluviales. Sur le lido, mince cordon sableux entre Agde et le delta du Rhône en Camargue, déferle fin XIX e siècle une vague de vignes dont subsistent des substrats, entretenus avec soin par les Grands Domaines du Littoral (ex Salins du Midi). Tous témoignent de vins d’avant, de cépages très anciens sur le point de disparaître, d’un pan d’histoire qu’ils ne veulent pas supprimer. A l’étranger aussi, sur les îles de Santorin, Chypre ou en Sicile, mais aussi au Chili se perpétuent ces vignes hors du temps.
Des vignerons ont caressé le rêve de ce retour aux origines, devenu depuis plusieurs décennies une infime et difficile réalité pour quelques-uns.

Produire en franc de pied aujourd’hui, inconscience ou résilience ?
Planter aujourd’hui en franc de pied s’avère risqué. Au bout d’une dizaine d’années, Bernard Baudry a perdu ses parcelles à Chinon. Eléonore de Sabran a dû arracher la mort dans l’âme 6 ha de carignan à Tarascon. L’insecte ne renonce jamais à son travail de sape.
Le choix des terres se limite le plus souvent à des sols sablonneux, peu argileux. Les vignerons de Loire reprennent la culture, sous l’impulsion d’Henry Marionnet au Domaine de la Charmoise, en gamay. Chinon, Saumur-Champigny, Bourgueil, Montlouis abritent de nouvelles expériences. Dans le Bordelais, le Château Dauzac à Margaux plante franc de pied sur cabernet sauvignon et carménère, un cépage ancien. Fer-de-lance du mouvement actuel, Loïc Pasquet élabore sur les sols sablo-graveleux de Landiras, autour de cépages du lieu (saint-macaire, tarnay, castets), Liber Pater une cuvée qui se place parmi les plus chères au monde (autour de 4 000 € la bouteille). Marc Birebent, spécialiste des greffes manuelles à travers le monde, expérimente sur 2,5 ha différents cépages et vignes en hautain à Cabasse (Var). Ressurgis des sables de l’océan atlantique entre Capbreton, Vieux Boucau, et Messanges, des vignobles présents entre le XIIIe et le XIXe siècle, reprennent vie.

Cuvée Liber Pater de Loïc Pasquet

Cultiver en franc de pied aujourd’hui, c’est partir à la recherche d’un goût perdu. Meilleur ou différent ? Chacun donne son avis depuis plus d’un siècle.
A l’époque, le botaniste Lucien Daniel observe: « Franche de pied, la vigne est moins vigoureuse, la floraison plus homogène, le cycle végétatif n’a pas d’arrêt ; dans le vin, le degré d’alcool est plus faible, les arômes, le toucher de bouche et les équilibres sont meilleurs ». (1908, la question phylloxérique). Franck Malvezin parle, en 1904, d’un « contact très direct avec le vin, une sorte d’évidence qui donne irrésistiblement envie de le boire ». A l’inverse, Etienne Anthérieu-Périer, grand propriétaire en muscat de Frontignan, affirme la même année (dictionnaire biographique de l’Hérault) : « On peut remarquer que les vins muscats récoltés avant le phylloxéra étaient plus liquoreux par conséquent moins fins et d’arômes moins développés. Cela tenait à la culture primitive donnée à ce plant. Les améliorations intelligentes apportées depuis 1875 à notre vignoble ont fait obtenir un rendement plus considérable : la qualité de vin y a gagné. Par les procédés de vinification résultant de patientes recherches, le muscat d’aujourd’hui est plus agréable à boire parce qu’il est moins pâteux et le goût du fruit, le musc naturel en ressortent mieux ».
Le débat était déjà ouvert. Les pratiques à la vigne et en cave, l’œnologie, la connaissance scientifique progressaient à grands pas, faisant évoluer les styles de vin, tout comme les degrés augmentaient, plus proches aujourd’hui des 13-14° que des 9°-10° d’autrefois.
Précieuse comparaison contemporaine, Eléonore de Sabran cultive quatre cépages (aramon, alicante, cinsault, aubun) en franc de pied et en greffé. « C’est différent . Mes franc de pied ont beaucoup plus de finesse. Ce sont toujours des vins très élégants, avec quelque chose de beaucoup plus subtil, une typicité aboutie» évoquée un siècle plus tôt. Le journaliste Jacques Dupont, donne son ressenti de dégustation de la vigne préphylloxériques (plus de 150 ans) de Trotte Vieille : « Incontestablement, c’est différent du reste de la propriété, plus de minéralité, une profondeur… mais est-ce dû au caractère franc de pied ou à l’âge de la vigne ? Peu importe l’essentiel quand on y goûte, réside dans l’émotion ».[2]
Le mot est prononcé. Nous entrons dans un « goût d’autrefois », mélange de sensations et de nostalgie, invérifiable, mais le but est ailleurs :  dans un plaisir à déguster différent, « une démarche d’ancienneté » pour l’association Les Vieilles Branches, créée en 2019 sous l’impulsion de Marc Birebent [3].
A travers la plantation de vignes franc de pied, des pratiques anciennes sont sauvegardées, s’éloignant d’une viticulture intensive. Au-delà d’un goût hypothétique, s’affranchir du phylloxéra prend alors les allures d’une « démarche dans l’authenticité » qui porte la question des porte-greffes américains au cœur d’une réflexion nouvelle.

Le porte-greffe joue un rôle de filtre entre le cep et le sol, supprimant le lien direct entre les racines de la vigne et la terre. L’effet filtre des porte-greffes s’est accru avec les nouvelles techniques modernes, mécanisées à partir des années 1970, rendant la vigne plus dépendante que ce que le greffon va puiser dans le sol. La sélection par clonage accentue la fragilité des ceps. A long terme, la vigueur et la longévité de la vigne greffée s’altèrent, sans parler d’un infléchissement potentiel de la qualité du vin, en sélectionnant les greffons les plus productifs. Reproduire des vignes à l’ancienne dans un cadre à la fois écologique, en diminuant les traitements, et respectueux de la biodiversité vise à « donner des vins authentiques, sincères », selon le programme des Vieilles branches.
Afin de trouver une solution biologique à la lutte contre le phylloxéra, l’association participe à des réflexions de chercheurs européens, sur la piste de champignons prédateurs (métarhysium, bovaria) ou de répulsifs (mélisse citronnée, fraisier-ananas expérimenté par une comtesse bordelaise au XXe siècle…).
Un retour à la sélection massale s’opère, dans le but de conserver la qualité et l’originalité de chaque vignoble. Le vigneron choisit ses greffons en coupant les plus beaux sarments de sa vigne. C’est cette pratique qui est privilégiée sur le Domaine de Jarras, dans les sables de Camargue. Propriété de la Compagnie des Salins du Midi, aujourd’hui des Grands Domaines du littoral, il incarne la réussite d’un vignoble né des sables à partir des années 1880.

A suivre : 2e partie : Les vignobles pionniers des sables languedociens

[1] Cité par Jacques Dupont, Comment nos vignes ont été colonisées par des racines américaines, Le Point, 28 juin 2018
[2] Comment nos vignes ont été colonisées par des racines américaines
[3] Association Les vieilles branches 83 660 Carnoules, contact@assolesvieillesbranches.com

Vous pouvez retrouver cet article remanié publié par le magazine Le Point:
https://www.lepoint.fr/vin/histoire-et-actualite-des-vignes-franches-de-pied-1re-partie-05-05-2020-2374290_581.php

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