Au fil des Muscats, une histoire ininterrompue sur nos rivages?
« Poser la question d’une histoire ininterrompue sur nos rivages, c’est d’abord rappeler l’ancienneté de la viticulture, présente depuis plus de deux mille ans sur notre littoral méditerranéen. Du Roussillon à Frontignan, Vic, Mireval jusqu’à Lunel et même au Cap corse, les muscats occupent, en un flux et un reflux, de larges bandes maritimes, dont certaines oubliées aujourd’hui: Mauguio, Pérols, le bassin de Thau ou la plaine biterroise… Notre viticulture s’est spécialisée en vins blancs, doux en particulier, venus du Proche-Orient et exportés dans tout le bassin méditerranéen par les Grecs et les Romains. Ce savoir-faire s’est transmis et enrichi au fil du temps pour ériger le Muscat en vin d’honneur et de luxe dès le Moyen-Age. Produit phare de notre région dans toute l’Europe pendant des siècles, il marque de son empreinte un environnement, une culture, de François Rabelais célébrant « les forts bons vins de Mirevaulx » à Gustave Courbet peignant « La Rencontre » sur la Gardiole. De ses fruits sont nées des vertus pour notre santé , un art de vivre , et quelques légendes : Marie de Montpellier enivrant son mari Pierre d’Aragon de Muscat à Mireval ou Hercule tordant la bouteille de Frontignan pour en boire jusqu’à la dernière goutte.
Poser la question d’une histoire ininterrompue sur ces rivages, c’est aussi s’interroger sur la permanence de la pratique viticole, autour de quatre temps forts :
La rencontre de nos rivages et du vin : naissance du goût du vin avec les Phocéens, et de la viticulture avec les romains, cépage antique blanc et pratique de la surmaturation font penser à une culture ancestrale en muscat.
La sauvegarde des pratiques viticoles et la propulsion des Muscats dans la lumière (XIIe-XIIIe s.) Après une vague d’invasions et de troubles qui remettent en cause la pratique viticole, la nécessité d’un vin lithurgique pour le pouvoir religieux de Maguelone, garant du savoir viticole, le maintien d’une fonction honorifique du vin, par laquelle tout homme de qualité se doit de produire du vin et de l’offrir, ainsi les Guilhem de Montpellier, puis les rois d’Aragon, et le goût pour les vins doux amplifié par le retour d’Orient des Croisés et des Ordres chevaleresques, et par les échanges de Montpellier la cosmopolite, tout concourt à maintenir la pratique viticole, et propulser le Muscat dans la lumière. L’invention du mutage à l ‘alcool par Arnaud de Villeneuve et l’installation de Papes en Avignon malgré les pires temps, dominés par la Guerre de cent ans et la Peste noire, propulsent le Muscat sur la table des Papes, des Princes et des Rois.
Un rayonnement tous azimuts des Muscats (16-19es.): économique, politique, culturelle, la notoriété acquise ne se dément plus. Nous assistons à une deuxième expansion des vignobles, dont on mesure l’ampleur et l’anormalité dès les premières quantifications avec les compoix début XVIe s. : on consacre plus de terres à la vigne qu’aux grains, nécessaires à toute subsistance. Point d’orgue de cette expansion, la conquête de terres, bien antérieure à la révolution industrielle, se fait au XVIIIe s. malgré l’hostilité du pouvoir central, qui interdit la plantation de vignes . Un développement commercial sans précédent, mais qui ne va pas toujours de pair avec la qualité provoque des réflexes de protection de son cru, par les droits d’Entrée dans les villes ou le marquage des tonneaux au fer rouge. L’expansion démographique et économique, les progrès techniques parachèvent ce travail des Lumières et ouvrent pour nos territoires une période d’aisance.
Le Muscat face aux défis de l’ère industrielle : Vers 1874, la plus grande catastrophe que la viticulture ait connue menace l’existence même des vignobles, avec leur destruction par un petit insecte ravageur, le phylloxéra. Submersion des vignes, traitements et surtout surgreffage en plants américains remettent lentement en route une viticulture traumatisée. Antérieurement, la première marche vers un vignoble de masse a coexisté avec une production en muscat d’excellence ainsi qu’en muscat rouge, avec une emprise de Frontignan sur la production (colonisation des terres de Vic) et un recul de production à Mireval. Après la destruction phylloxérique, la replantation s’opère en revanche au détriment des muscats, et provoque leur repli qualitatif sur les coteaux de la Gardiole, avec limitation des rendements. Par la suite, le terroir en muscats doit faire face à une viticulture industrielle et marchande, basée sur les volumes avec la généralisation du mutage à l’alcool et une diffusion plus large du Vin Doux Naturel, mais aussi des vins dérivés nettement moins qualitatifs (vins aromatisés, pharmaceutiques, vermouths). Après la IIème guerre mondiale, la popularisation du VDN va de pair avec une standardisation du produit, enfin accessible à tous. Coexistent donc, sur des routes parallèles, un mouvement de masse et un mouvement qualitatif qui obtient son passage en Appellation d’origine Contrôlée en 1936, à Frontignan, puis à Lunel, St Jean de Minervois, Rivesaltes et Mireval en 1959. Après de sévères crises économiques, c’est une transformation des goûts et modes de consommation qui provoque une désaffection pour les muscats. Il faut attendre fin XXe début XXIe pour voir une renaissance qualitative avec quelques vignerons leaders pour mener un travail de diversification de production, en muscat et autres vins, et de mutation en Agriculture Biologique.
Qu’est-ce que nous disent ces 4 temps forts de l’histoire viticole locale :
– L’attachement des hommes au muscat à petits grains et à des productions de vins doux au travers d’une ancienneté vérifiée et de la permanence envisagée de la pratique viticole.
– Une spécialisation précoce à l’encontre de la construction progressive d’un terroir par sélection des meilleurs cépages comme le décrit l’agronomie, André Crespy par exemple. Or ici, la présence d’un cépage apian laisse penser dès l’antiquité à un ancêtre du muscat, aux caractères étonnamment similaires (précocité, sucrosité, fragilisé par abeilles et guêpes), donnant très tôt des vins blancs et doux.
– « Plus de vin que de grains »: dès que les archives nous permettent de quantifier ce phénomène, une viticulture qui a pris le pas sur les autres productions apparaît dans les sources Alors que famines et disettes sévissent couramment, ici, on pense à exporter son vin. Le phénomène est localisé à : Frontignan, Vic, Mireval et, en une autre production, à Gaillac. Dans le Sauternais, à la même époque, la vigne reste secondaire dans le schéma cultural.
– Une capacité à résister dans le temps à toutes les conjonctures sans autre exemple dans l’histoire viticole : résistance aux pires fléaux (invasions, guerres, épidémies, aléas climatiques, maladies de la vigne) mais aussi aux mutations économiques, vers des productions de masse ou industrielles, et aux crises viticoles les plus graves. Y compris dans les pires moments, les hommes maintiennent, dans leur pratique viticole, la poursuite obstinée d’un chemin qualitatif, au point de limiter à l’extrême les rendements par exemple.
Ces quatre temps forts décrivent une exception, l’histoire d’une exception viticole dans laquelle s’inscrit, en filigrane, un souci d’excellence dans la production. Un souci constant qui teste notre capacité à répondre aux défis actuels qui pèsent sur la viticulture et les muscats et appelle un devoir collectif : ne pas laisser le fil se rompre aujourd’hui.
Florence Monferran
Ceci est la synthèse de mes travaux historiques en cours sur l’histoire des Muscats de nos rivages, tels que je les ai présentés au « Bistrot du patrimoine » de Terre Apiane le 21 novembre 2014 à Mireval