Hybrides, interdits, nouvelles variétés, les cépages résistants bouleversent notre paysage agronomique depuis 150 ans.
Une hybridation de longue date
La vigne connaît fréquemment des hybridations naturelles. Mais nos cépages sont issus de pratiques de sélections volontaires des meilleures baies, et de croisements entre vignes sauvages, semis et boutures de cépages déjà retenus. Ainsi, les multiples expérimentations des Grecs et des Romains dans l’Antiquité conduisent à « une impressionnante diversification variétale », selon l’archéobotaniste Laurent Bouby. Mais les historiens et les scientifiques s’accordent à fixer un âge d’or de l’hybridation entre 1870 et 1957. Les variétés américaines introduites en Europe, d’abord pour agrémenter les jardins botaniques, puis pour produire en abondance dans nos vignobles finissent par apporter tous les malheurs. Des maladies apparaissent, comme le mildiou et l’oïdium. Puis le phylloxéra, dont ils sont porteurs sains, menace de détruire l’ensemble de nos vignes.
La solution, trouvée en quelques années à Montpellier, consiste à planter un porte-greffe de variétés américaines sur nos vitis vinifera européennes. Des passionnés s’attachent à créer des croisements entre les deux espèces, afin de combiner la résistance au phylloxéra avec les critères qualitatifs de nos cépages. Seibel, Baco, Couderc, Oberlin … donnent naissance à plus de 1700 hybrides. Toute la paysannerie les cultivent – sans trop savoir les vinifier -. Ils symbolisent le vin ordinaire des petits exploitants et des ouvriers, loin des grands crus bourgeois. Au recensement de 1958, ils occupent 400 000 ha, soit 1/3 du vignoble français.Ils présentent l’avantage de mieux résister aux maladies et de se passer quasiement de traitements chimiques.
Les hybrides cèdent la place
Mais la surproduction, les crises de mévente du vin qui jalonnent le XXe siècle mettent un coup d’arrêt à leur prolifération. Le Comité National des Appellations d’Origine créé en 1935, les premières Appellations (AOC) en 1936 désignent un chemin qualitatif basé sur la délimitation d’aires de production avec leurs cépages traditionnels. Les variétés américaines, accusées de tous les maux, sont interdites en 1935. Exit isabelle et jacquez, clinton et noah. Baco noir, villard, couderc, maréchal Foch (sic) sont voués aux gémonies. Leurs arômes prononcés ne permettent pas cette expression du terroir sur laquelle se forgent les vignobles réputés.
En 1957, primes à l’arrachage des hybrides et fin des droits de plantation les rayent du catalogue officiel. Une vingtaine d’entre eux échappe au couperet. Les autres ne circulent plus que sous le manteau. Fin XXe siècle, ils occupent 8 000 ha, soit 1 à 2 % des vignes françaises. L’option choisie est de privilégier l’amélioration qualitative de nos cépages, quitte à employer des traitements chimiques de plus en plus nombreux. Sur 3 % des surfaces agricoles, la vigne consomme 20 % de pesticides de la filière. Quant à la sélection clonale, elle multiplie un cépage sain, débarrassé de viroses, en de milliers d’exemplaires. Vinifera se répand dans le monde, dans les deux hémisphères à travers quelques cépages emblématiques de la mondialisation (merlot, chardonnay, etc.).
A chacun son hybride
A partir des années 1960, Allemands et Italiens travaillent à nouveau à conserver les qualités des vignes européennes avec la résistance aux maladies des américaines. Avec retard, la France reprend la création variétale réutilisant les hybridations entre espèces avec Alain Bouquet en 1974. Le premier, il s’oriente, à Bordeaux puis à Montpellier sur les terroirs languedociens, vers une adaptation aux climats chauds. Les variétés monogéniques (un seul gène de résistance) qu’il créé ne sont pas prises en compte pendant 50 ans. En 2023, deux d’entre elles rejoignent le catalogue officiel. Elles ont prouvé empiriquement leur durabilité.
Prise en mains par l’INRAE et l’IFV, l’hybridation interspécifique se développe à nouveau à partir des années 2000, en lien avec les problématiques créées par les dérèglements climatiques, l’impératif de réduire l’usage de pesticides, et la nécessité d’envisager de nouveaux goûts face à la baisse de consommation du vin. Le programme ResDur – pour Résistance Durable- s’appuie sur la création de variétés comportant plusieurs gènes de résistance (polygéniques), afin de ne pas être contournées par la maladie.
L’association PIWI, avec à sa tête Vincent Puigibet, du Domaine de la Colombette (Hérault), promeut et expérimente les cépages résistants français, allemands, italiens.
Les premiers sont inscrits au Catalogue officiel en 2017. On en compte 24 européens aujourd’hui. Si on y ajoute les 21 anciens hybrides, ils proposent « un choix assez large » pour l’agronome Alain Carbonneau. Le cahier des charges d’IGP les intègre. Des AOP y songent aussi, à hauteur de 5% de l’encépagement. La dégustation procure des goûts plaisants, peu prononcés, avec peu de personnalité. Seront-ils capables d’incarner un terroir alors que les premiers hybrides avaient été écartés de la voix qualitative choisie il y a un siècle ?
Le questionnement de la qualité
Les anciens hybrides étaient vendangés trop tôt, vinifiés et conservés sans grande expérience par les paysans. Victimes de leur image de piètre qualité, mal aimés et mal compris, il a fallu aux vinificateurs actuels aguerris tout réapprendre d’eux. Porteurs d’une culture modeste, certes, ils entretiennent aussi une mémoire collective.
Leur dégustation procure d’emblée une sensation de fraîcheur, de pointes acides sur les rouges. D’attaque franche, sans complexité, ils nous surprennent dès lors que le vinificateur maîtrise son sujet. Par exemple, un 100 % baco noir révèle sa fraîcheur épicée réglissée avec une pointe acide aux Clos des Blouges en Lozère. Mêmes qualités chez Christophe Beau dans l’Eure ! Le villard et le couderc 13, en blanc, démontrent leur finesse, loin des préjugés.
En assemblages, les rouges apportent leurs arômes puissants. Cerise, framboise ou fraise, vite écœurants en solo, se révèlent si originaux en assemblages. L’isabelle s’épanouit notamment en rosé et en pétillant.
De Vitis prohibita à Vitis batarda
Début XXIe siècle, les initiatives se multiplient pour réhabiliter les hybrides. Leur résistance a fait ses preuves dans le temps. En 2019, un documentaire remarquable de Stephan Balay, Vitis prohibita, retrace l’histoire des cépages interdits en 1935 depuis les Cévennes, où ils s’inscrivent dans les paysages, les mentalités et le patrimoine viticole. IGP, association des Fruits Oubliés se battent de longue date pour lever l’interdiction de leur commercialisation. Ils prouvent par de multiples dégustations le bien-fondé de leur action.
Des vignerons les adoptent un peu partout en France. Armand Heitz organise chaque année à Pommard une dégustation de ses hybrides.
Ils réduisent l’usage de cuivre et de soufre, encore nécessaire en culture biologique. Convaincus de leur intérêt, Lillian Bauchet, ingénieur informaticien installé en Beaujolais, d’abord en bio, se passionne pour eux. « Les cépages résistants peuvent être une voie d’avenir, tout en respectant la nature ». Il a initié en 2023 une association, Vitis batardus liberata, afin de les promouvoir. Du Jura à la Creuse, avec le jeune vigneron Geoffroy Etienne, ils conjuguent vin nature et variétés « qui font partie du patrimoine français ».
Valentin Morel, vigneron jurassien en vin nature, en fait partie. Il partage son expérience dans Un autre vin(Flammarion). A côté de ses cépages nobles, ses hybrides résistent au gel, permettent ainsi de souffler dans la lutte incessante contre les maladies et les aléas climatiques. Ils donnent de la vivacité et une certaine finesse même en blanc.
D’autres voies possibles
S’ils occupent le devant de la scène médiatique et les préoccupations des chercheurs, les nouveaux résistants ne sont pas la seule solution. Le matériel végétal du futur ne passe pas que par des croisements. Les cépages anciens, les cépages plus tardifs, et surtout des pratiques agronomiques avancent en figures de proue d’une transition agroécologique. Des sols vivants, de systèmes de plus en plus pointus de prévision et de prévention de maladies font espérer se passer des pesticides.
Pour le pépiniériste Lillian Bérillon, les maladies finissent toujours par s’adapter, contourner les résistances. C’est le souci des chercheurs. D’autant plus qu’il faut 20 à 25 ans pour faire entrer ces hybridations en production. Avons-nous encore le temps ? De nouvelles maladies s’approchent : la maladie de Pierce, présente en Californie, arrive au Portugal. Les cryptoblabes ont traversé la Méditerranée et criblent les raisins de leurs assauts. L’eudémis progresse sur le territoire. Quel cépage résistant les arrêtera ces vers de la grappe? Quand ? Le décalage entre le temps long de la recherche et l’urgence à répondre rapidement aux situations sur le terrain se creuse.
Outre les cépages et l’utilisation de pesticides, une autre grande question taraude la profession. Les cépages clonés vieillissent moins longtemps, résistent moins aux dérèglements climatiques. Privé de diversité génétique, le vignoble connaît un fort dépérissement. La sélection massale – on choisit de greffer les pieds les plus costauds – revient en force pour lutter contre l’appauvrissement génétique.
Résister à tout prix
La profession fait feu de tout bois, initie une inventivité rarement égalée dans l’histoire pour la survie de la viticulture. L’innovation croise une fois de plus des pratiques anciennes, comme le mélange de rouges et de blancs ou une hybridation de longue date. Partant dans tous les sens, elle peut déboussoler l’amateur averti. Elle peut creuser un fossé entre un vin ordinaire et de grands crus.
L’encépagement, sa sélection génétique, sa délimitation géographique questionnent la nature même de nos futurs terroirs. La qualité des vins, leur goût, leur origine géographique sont remis en cause. Jusqu’à cette étude de l’INRAE envisageant l’éventualité que 90 % des vignobles du sud de la France aient disparu en 2100.
D’un autre côté, les cadres fixés il y a un siècle pour développer la qualité des vins sont pointés du doigt pour leur rigidité, leur lenteur à répondre aux crises. Aussi, les initiatives vigneronnes surgissent, débordant d’imagination, hors des codes et des barrières. Mais avec, en point de mire, un souci économique prégnant de vendre son vin, de se battre contre sa déconsommation, de provoquer de nouveaux goûts, susciter de nouveaux enthousiasmes. En conscience que le vin reste un produit dangereux, on ne peut museler ni voir périr 2 500 ans d’histoire d’une boisson inscrite dans nos cultures. Le vin n’est pas une langue morte. Il évolue depuis que le raisin a été vinifié. Pour Lillian Bauchet, « la viticulture est la tête de pont d’une nouvelle agriculture ». Elle devrait être, à l’instar de l’art pour Cézanne, « une harmonie parallèle à la nature », qui respecte les rythmes traditionnels de l’évolution. Puisse-t-il être écouté.
Cet article a paru en deux parties dans le magazine Le Point en ligne:
https://www.lepoint.fr/vin/le-gout-du-vin-se-debride-les-cepages-resistent-et-bouleversent-notre-paysage-agronomique-26-04-2024-2558788_581.php le 26 avril 2024
https://www.lepoint.fr/vin/le-gout-du-vin-se-debride-d-autres-voies-possibles-celles-des-hybrides-27-04-2024-2558852_581.php le 27 avril 2024