Sur les bords de la Mer noire, une nouvelle histoire viticole en construction

Voyager les yeux fermés, sans bouger, tout ouïe à l’écoute d’une autre histoire, de productions artisanales et de patrimoines revitalisés ? C’est possible, lorsqu’on rencontre à Montpellier Roberto di Filippo et Roberto Pieroni. Les deux italiens, nés dans le même village d’Ombrie, se retrouvent en Roumanie pour investir dans un projet éthique, La Sapata. Dans les collines verdoyantes de la Dobrogée, sur le Delta du Danube, ils renouent avec une tradition viticole millénaire. Ils restaurent un vignoble en agriculture biologique et biodynamique, en symbiose avec son environnement. En parallèle, un volet sociétal fort tend à recréer des emplois et un tissu social dans une région appauvrie et ségréguée.

Au pays des Daces, qui englobait la Roumanie et la Moldavie, la viticulture s’était installée avec les Grecs et la conquête romaine de Trajan, puis avec les arrivants germaniques. Chaque strate apporte ses influences, ses cépages, avant que la viticulture ne soit délaissée. Comme dans les républiques soviétiques voisines, à l’instar de l’Ukraine ou de la Géorgie, le vin communiste sera collectivisé, de masse et de piètre qualité, balayant les petites productions familiales et les traditions locales. L’effondrement économique suit celui de l’URSS. Avec l’entrée de la Roumaine dans l’Union Européenne en 2007, des financements et des investisseurs arrivent pour créer un modèle agri-industriel. Les pourtours de la mer Noire offrent, après la Géorgie, l’attractivité d’une viticulture à moindre coût et fort potentiel, à la latitude des grands vignobles de l’hémisphère nord.

Le domaine de la Sapata

La voie choisie par La Sapata trace un autre chemin. Roberto di Filippo, ingénieur-agronome et vigneron près d’Assise, part en 2009 en Roumanie. Il retrouve Roberto Pieroni, déjà investi dans l’agriculture locale. Près de Tulcea, ils ont découvert une région multiethnique où se croisent macédoniens, turcs, ukrainiens, moldaves, dans un brassage culturel fort, avec une vraie culture du vin. Le domaine qu’ils veulent fonder s’ancrera dans cette histoire et dans ce terroir. D’ailleurs, La Sapata tire son nom d’un site archéologique proche. Ils achètent des terres en friche et de vieilles vignes en terrasses, sur 24 ha en tout. Les coteaux ensoleillés surplombent la réserve de biosphère du delta, ses lacs et entrelacs. Sur l’autre rive, déjà, l’Ukraine.

L’encépagement intègre la double influence de l’histoire locale, à travers des variétés autochtones antiques, puis germaniques et internationales. Merlot, riesling, côtoient l’aligoté bourguignon, une tradition ancienne, mais aussi les feteascà et babeascà. Arômes floraux sur les blancs, baies, cerise et prune sur les rouges, ces cépages bien adaptés au lieu renvoient à une vraie originalité autant qu’à un ancrage culturel. Des hivers froids, des étés chauds et secs, un sol sableux-argileux délivrent leur potentiel enfoui.

Les premiers vins, certifiés biologiques d’entrée, sortent en 2011. Une vision éthique commence là, dans la conscience de la biosphère environnante. Roberto di Filippo apporte son modèle de travail italien. Il installe une culture en biodynamie, développe l’agroforesterie avec la plantation de haies et d’arbres. Le travail avec le cheval pour le labour et les vendanges, une cinquantaine d’oies lâchées régulièrement dans les vignes pour manger herbes et nuisibles apportent de l’engrais, complètent une approche holistique de l’agriculture. En cave, levures indigènes, deux pressoirs, des barriques et de grandes cuves inox parachèvent l’installation.

Un modèle économique et humain

Très vite, le volet humain prend de l’ampleur. Le delta du Danube est désindustrialisé, en proie au chômage, à une pauvreté extrême. La Sapata recrute des travailleurs locaux. Certains arrivent le premier jour un peu perdus, avec leur bleu d’usine. Intégrés au projet, les anciens ouvriers apprennent à planter, cultiver, travailler en cave, commercialiser. La culture biodynamique crée un réel impact social : elle emploie deux ou trois fois plus de main d’œuvre. La vigne et le vin redéploient un rapport au rural qui nourrit, comme un nouveau départ valorisant. Un tissu économique et sociétal se recompose. C’est l’essence même du dessein : inverser le sens de l’exode, en réponse à la crise économique dans les villes.

Tout n’est pas rose. La déforestation assèche les sols, plus secs que par le passé. Le delta souffre de la guerre qui gronde sur l’autre rive. Mais La Sapata diffuse ses convictions. En même temps, elle initie un style de vin, s’exerce avec bonheur au pétillant naturel sur ses cépages autochtones.

Dans le courant du Slow Wine

Le domaine atteint sa taille limite et une certaine stabilité pour Roberto di Filippo. Il la conforte à l’export, à hauteur de 60 % de la production, dans différents pays (Allemagne en principal, Europe, mais aussi Japon, USA déjà). Le modèle économique affirme sa viabilité. Est-il transposable ailleurs ? Sa philosophie doit s’adapter aux caractéristiques propres à chaque terroir, rendant toute expérience unique.  Mais elle circule par exemple à travers le mouvement Slow Wine, auquel Roberto adhère. Le courant, englobé dans le slow food développé en Italie dans les années 1990, prospère dans leur région d’origine. Prendre le temps, pour élaborer un vin « bon, propre et juste » dans le respect du raisin, de l’environnement, de la personne en est le leitmotiv. En Ombrie, le projet, Plani Arche, est suivi par les universités d’agronomie, pour convaincre que ce modèle de production fonctionne et s’exporte, comme en Roumanie.

Le débat fait rage. L’objectif prioritaire doit-il rester la production (en polluant moins pour polluer plus longtemps) ou concentrer tous ses efforts sur l’habitabilité de la terre, ainsi que philosophes et scientifiques nous y incitent ? « Nous revenons à une tradition agricole » explique Roberto di Filippo. « La campagne redevient un lieu de vie, et pas seulement de production. Ce modèle doit être capable de nourrir tout le monde, réutiliser les techniques traditionnelles, améliorées par nos savoir-faire, pour un modèle bio plus complexe et plus complet, sur un temps long. C’est un retour à la terre désirable ».

Arman Le Berre-Nouri, étudiant en sciences politiques et sociologie à Bordeaux et Stuttgart, réalise un film documentaire à ce sujet. De la vigne au verre, de la Roumanie à l’Allemagne il suit le cheminement du vin avec un négociant de Brême, le premier à accompagner le projet.

Un vin qui rend meilleur

Nous entrons, avec La Sapata, dans une autre dimension, une conception globale du travail, du terroir. Le domaine révèle le potentiel oublié d’un territoire, réveille une histoire délaissée. Les formes du vivant, le raisin, la nature environnante, la personne occupent le cœur de son économie. En dégustant un feteascà ou un babeascà de La Sapata, il s’agit non plus de boire le meilleur des vins, mais un vin qui rend meilleur. Car il incarne un humanisme, quelque part sur le delta du Danube, entre guerre et paix.

Cet article a paru dans le magazine Le Point en ligne le 28 août 2023

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