S’extraire des préjugés, des freins d’une société patriarcale n’est plus réservé à quelques femmes d’exception. Des collectifs affirment, en même temps que des solidarités, toute la place qu’elles occupent dans le monde du vin.

Affirmer sa place

Des cercles de vigneronnes expriment plus qu’une sociabilité : une entraide aussi bien morale que technique ou commerciale. Elles agissent pour sortir de l’isolement dû à leur faible nombre. Des précurseuses Aliénor d’Aquitaine (1994) aux Fa’Bulleuses champenoises (2015), en passant par les Vinifilles en Occitanie (2009), elles se regroupent au sein des Femmes du vin (2009. Un concours uniquement féminin, Féminalise, les met à l’honneur.
A partir de 2017, ces cercles s’étendent à l’ensemble de la filière avec les Women do Wine, initiées par Sandrine Goeyvaerts. Elle vise à mettre en lumière cette présence grandissante des femmes dans tous les métiers, la singularité de leurs expériences. L’entraide prend alors des accents de sororité. Elle valorise l’image de ces professionnelles dans les médias, dans la lignée de l’ouvrage Vigneronnes (2019, Nouriturfu). Aujourd’hui, le podcast Filles de Vignes reprend le flambeau de cette visibilisation.

Sortir du marigot : une place revendicative

Le territoire du vin constitue bien un marigot, considéré par quelques-uns comme « un domaine réservé, parfois lieu d’affrontements féroces » (Larousse).
Un florilège de stéréotypes perdure. L’existence de vins « féminins », supposés fins et délicats, un palais prédisposé préférer les vins blancs, la carte des vins tendue systématiquement aux hommes au restaurant, les appels téléphoniques où l’interlocuteur demande à parler au vigneron, la lassitude gagne à répéter les poncifs. Sans parler d’étiquettes au goût douteux, voire très agressives. Certaines ont été retirées de la vente.
Repenser la répartition de tâches au sein de l’exploitation, utiliser la linguistique contestent les inégalités, la féminisation des noms de métiers en tête. Des collectifs en non-mixité organisent un espace privilégié de discussion, mais aussi de dégustation et de vente. Ces lieux servent de levier essentiel pour libérer la parole des femmes du vin, les sécuriser en cas de violences.
Un livre pointe du crayon et de la plume le sexisme ordinaire mais aussi les discriminations encore subies. Avec humour, à travers des « lampées sexistes », Alessandra Fottorino et Céline Pernot-Burlet les dénoncent dans In vino Femina (Hachette). Elles contribuent à susciter « les échanges entre femmes et hommes partageant un même combat pour l’égalité, sans radicalité ».

Un avant et un après #MeToo

2017 marque une date-clé dans l’histoire. Sous ce hashtag repris en octobre dans le monde entier, la prise de conscience des discriminations que vivent les femmes n’épargne aucune classe, aucune profession, aucun lieu.
Quelques mois auparavant, le monde du vin avait été secoué par la condamnation du caviste Marc Sibard pour des faits de harcèlement, et une agression sexuelle sur trois employées, dont la sommelière Emma Bentley. En septembre 2020, un hashtag, #payetonpinard apparaît sur Instagram. Transformé en association mi 2022, il recueille au quotidien, anonymement, les témoignages sur les inégalités, un sexisme ordinaire ou toutes formes de violences dans le milieu viticole. Il organise un soutien psychologique et juridique. A sa tête, Isabelle Perraud, vigneronne en Beaujolais, aimerait « une présomption de véracité dans le récit des femmes ». Elle s’attarde sur l’immense difficulté à porter plainte, pour déboucher rarement sur une procédure, avant une hypothétique condamnation. Une double peine menace : celle de se taire, qui est le lot commun, ou celle d’être écartée, comme Emma Bentley contrainte de s’expatrier en Italie.
Deux procédures judiciaires en cours alertent sur cette volonté de faire taire les femmes,  notamment lorsqu’elles investissent le champ public. Sandrine Goeyvaerts, victime de cyber harcèlement après avoir jugé du caractère sexiste d’une caricature, intente un procès au bloggeur Vincent Pousson pour injures publiques en raison du sexe. Mais sur les réseaux sociaux, « je me fais attaquer dès que je publie quelques chose » raconte-t-elle. Quant à Isabelle Perraud, plainte a été déposée contre elle pour diffamation par Sébastien Riffaud, vigneron en vin nature, pour avoir republié des témoignages de l’étranger sur son comportement. En attendant, elle brave le départ de clients, menaces et pressions en tous genres.

Un monde bio plus progressiste ?

Pour avoir écouté de nombreuses femmes du vin cette année, il apparaît que le monde des bios – longtemps avant-garde à l’écart eux aussi ! – leur offre un espace plus respectueux, plus enclin au débat. Un constat surprenant montre même une courbe parallèle entre représentation accrue de femmes dans le vin et développement du  bio à partir des années 1990-2000. La question mériterait d’être creusée.
En revanche, c’est dans le monde des vins bio et nature que la parole se libère et que surviennent les affaires judicaires. Le syndicat de défense des vins naturels a adopté une motion contre les violences faites aux femmes au nom de ses valeurs. Au-delà des déclarations d’intention Sandrine Goeyvaerts milite pour « écarter, sanctionner, mettre les femmes en sécurité ». La clef, pour Isabelle Perraud, réside dans la sensibilisation de tous les acteurs de la filière, dans l’éducation de garçons et des filles dès les rangs de l’enseignement agricole. Elle entend développer la prévention par le biais d’affiches, présentées dans les salons. « Ce qui m’importe aujourd’hui, c’est qu’on respecte les femmes ».
Il s’agit d’en finir avec l’impunité décrite par Hélène Devynck pour le monde des médias.

Faire bouger les lignes

Plus présentes dans tous les métiers de la vigne et du vin, rendues plus visibles par leur travail collectif, surfant individuellement sur quelques sommets, des femmes entendent aujourd’hui investir les instances dirigeantes. Leur revendication ne fait pas l’unanimité, crispe des bastions masculins, expose les avant-gardes à des déferlements de haine. Pourtant, avec entêtement, elles nous invitent à sortir d’un modèle antédiluvien oppressant pour construire une société égalitaire. Le vin fournit un angle d’approche extraordinaire, dans sa sociabilité, par une forme de langage universel comme dans son ancrage dans une nature malmenée, au cœur des enjeux contemporains décisifs. Il s’y englobe pour mieux démontrer la nécessité de plus en plus impérieuse de changer de paradigme général dans nos sociétés humaines, dans le respect du vivant, de tous les autres.

Cet article a paru sur le magazine Le Point en ligne sous le titre « Femmes du vin: la crête, la vague et le marigot » le 13 décembre 2022:
https://www.lepoint.fr/art-de-vivre/femmes-du-vin-la-crete-la-vague-et-le-marigot-14-12-2022-2501750_4.php

Le jugement de l’affaire Sandrine Goeyvaerts c/ Vincent Pousson pour injures publiques sexistes est tombé le 25 janvier 2023: le blogueur est reconnu coupable, après plus de deux ans de procédure.
« Je me sens comprise, et confortée dans ma démarche judiciaire et mes convictions : j’ai eu raison de ne pas lâcher, de ne pas céder à l’intimidation et d’oser porter plainte. » écrit Sandrine Goeyvaerts. Aux 1000 euros d’amende avec sursis et aux 2000 euros au titre des frais de procédure engagés, le tribunal a ajouté le paiement de 4000 euros à titre de dommages et intérêts. « Pour moi, c’est particulièrement significatif : il ne s’agit pas juste de condamner pour une infraction à la loi, mais aussi de reconnaitre ce que cette infraction à la loi a eu comme conséquences sur une personne, une victime désormais reconnue, moi en l’occurrence. »
Le jugement survient dans un contexte qui ne rend pas optimiste, alors qu’une enquête sur le sexisme vient d’être publiée: https://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/stereotypes-et-roles-sociaux/travaux-du-hce/article/rapport-2023-sur-l-etat-du-sexisme-en-france-le-sexisme-perdure-et-ses

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