L’œuvre protéiforme de Pablo Picasso (1881-1973), passée au crible de thématiques les plus diverses, ne cesse d’être exposée à travers le monde. Bordeaux lui consacre une approche originale, jusque là inexplorée, autour du vin et des alcools dans sa création. Picasso, l’effervescence des formes, se pose comme une évidence au cœur de la Cité du Vin. En 80 pièces rassemblées jusqu’au 28 août prochain, l’exposition s’attache à retranscrire « une ivresse de la vie, des sens et des formes» chez lui.

Le vin dans le processus créatif de Picasso

Picasso, le vin et les alcools ? Depuis son enfance à Malaga, au vin doux réputé, jusqu’à ses dernières œuvres de couples levant vers le spectateur une coupe éternelle, les boissons ne cessent d’occuper l’espace de sa création. Le mythe du buveur d’eau est mis à mal par ces références récurrentes. Entre abstinence supposée et ivresse picturale, le parcours emprunte une troisième voie « plus proche des faits, plus attentive aux résonances symboliques dans sa création » selon Stéphane Guégan, historien de l’art et commissaire scientifique de l’exposition. Les factures conservées de ses achats témoignent d’une consommation modérée de vin. Le vécu cohabite avec l’imaginaire chez lui, à l’image de tout processus créatif.

Couple à la coupe, 1969

Sans perdre de vue les questionnements actuels sur ses rapports avec les femmes, capitales dans son œuvre, malmenées dans sa vie, nous voici encore happés par l’expression charnelle que Picasso tire du sujet, quel qu’il soit. Ici, le vin interpelle d’abord nos sens par toutes formes artistiques possibles. Dessins, gravures, tableaux, sculptures, sont convoqués pour nous plonger dans son univers. Étourdis par cette justement nommée effervescence des formes,ivres de cette énergie créatrice, ce n’est qu’ensuite qu’apparaissent à nos yeux références et évocations symboliques foisonnantes.
Au-delà d’une exaltation banale des sens, Picasso puise dans le vin des sources de métamorphoses. La Cène, qui institue l’eucharistie, occupe son esprit d’adolescent par la transfiguration du vin. Plus qu’une atmosphère, cafés et cabarets retranscrivent une expression sociale et culturelle populaire. Puis il s’appuie sur la tradition antique, notamment par des références mythologiques pour concentrer le vin de la vie cher à Baudelaire. Faunes, Silène et Bacchus, Minotaure ou Centaure abreuvent ses représentations de sève créatrice. L’exposition privilégie trois périodes clés dans la vie de Picasso pour la compréhension de ce processus.

Ensemble de 48 bouteilles d’alcool Première moitié du XXe siècle

Une évocation symbolique en trois époques-clés

Au tournant des années 1900, verres et bouteilles intègrent son langage pictural. Éléments de sociabilité, et exploration de toutes les classes sociales, les scènes de bistrots transcrivent des ambiances, de plaisir ou d’excès. Le lieu fixe la rencontre entre artistes bohêmes. Picasso y entame un dialogue qui ne cessera plus avec les poètes, Guillaume Apollinaire (Alcools (1913) puis André Salmon et Paul Éluard. Au « je suis ivre d’avoir bu tout l’univers » répond l’ivresse formelle du cubisme. Paradoxalement, la bouteille trône sur la table sans subir de déformation. Par l’art, un alcool catalan, l’anis del Mono, le relie à l’Espagne qu’il a quittée (1915).

Bouteille d’anis del Mono et compotier avec grappe de raisin, 1915

Dans les années 1930, Picasso renoue avec la mythologie antique méditerranéenne pour en faire une source majeure et durable de sa création. Le vin prend sa place dans son récit pictural, avec le Minotaure, Bacchus ou de jeunes Faunes d’inspiration égyptienne. Les dessins d’une infinie finesse de la suite Vollard nous saisissent par l’intemporalité de leur trait. Les coupes d’ambroisie se tendent vers nous, offrandes d’une impossible immortalité.

Le sculpteur tenant une coupe et son modèle, suite Vollard n°19, 1933

Après la IIe guerre mondiale, installé dans le sud de la France, à Vallauris puis à Mougins, Picasso baigne dans cet univers hérité des antiques. Les Bacchanales, tradition picturale réappropriée, catalysent la transe bacchique. Au tableau de 1955 répond, posthume, l’étiquette créée pour Mouton-Rothschild en 1973, chefs d’œuvre s’il en est. L’art de la céramique renoue également avec les sociétés anciennes. Ainsi, un carreau décoré (1956) se pare d’un Silène assis et d’un buveur debout. Picasso transcende vin et nourriture, auxquels il offre plats et assiettes, pichets et bouteilles. Le partage du quotidien tend là encore vers l’intemporel.

Le vin, comme un hymne à la vie

Les verres se lèvent, à la vie recommencée. Le vin tend vers le divin jusque dans ses dernières œuvres. Quête d’éternité, quête d’immortalité à l’image de l’ambroisie des dieux antiques ? Jusqu’au dernier souffle d’une longue existence, d’une profusion créative inouïe, controversée aujourd’hui dans ses excès, Pablo Picasso célébra la vie, avec le vin comme référent à travers son œuvre, ainsi que le démontre cette exposition novatrice.

Cette chronique a paru sur le magazine Le Point en ligne le 14 juin 2022 sous ce lien: https://www.lepoint.fr/vin/une-ivresse-creatrice-picasso-et-le-vin-14-06-2022-2479557_581.php

Share and Enjoy !

Pin It on Pinterest