Vin et chais urbains

Mais qu’est-ce-qui se passe encore dans le monde viticole, qui ne cesse de faire bouger les lignes ? Voilà que l’on se (re)met à faire du vin en ville. Dans un mouvement récent qui tend vers de nouvelles formes d’agriculture citadine (sur les toits, en verticalité, hydroponie), quelques aventuriers des temps modernes, de « nouveaux chasseurs-cueilleurs de genre urbain » [1]  se sont lancés dans l’élaboration et la vente de vin. L’idée est simple : en faire là où il est bu, ramener le lieu de production au lieu principal de consommation. Un petit monde naît sous nos yeux, un microcosmos grec comme s’est dénommé le premier chai français, à Marseille. Fabienne Völlmy adresse un clin d’œil  à ceux qui s’y étaient installés avec vignes et bagages il y a 2600 ans.

Le courant des chais urbains est né dans les années 2000 à San Francisco dans la mouvance des vins de garage. Il gagne New York, puis Londres ou Hong Kong, jusqu’à Bruxelles. Des passionnés ne pouvant devenir vignerons eux-mêmes se lancent dans l’aventure. Arrivé en France par Marseille en 2012, puis Paris (2015-2016), Nantes (2017), Bordeaux (2018), le mouvement s’accélère en 2020-2021. Les chais poussent un peu partout comme des champignons (Lyon, La Défense). Ils essaiment aujourd’hui dans les villes moyennes : Reims, Saint-Etienne, Angers, Sète.

Tendance dans l’air du temps ou trajectoire plus profonde qui renoue avec des traditions anciennes, ces chais dépoussièrent les pratiques. Jeunes, trentenaires souvent, ayant sillonné la planète viticole comme œnologues, sommeliers, ou venant de mondes complètement différents (juriste, enseignante), ils décomplexifient le monde du vin.

Amener la vigne à la ville

Dans le sillage des micro-brasseries, des laiteries, ces chais réintroduisent l’artisanat en ville. Les démarches tissent des partenariats avec des vignerons dans un engagement éthique. Le suivi des parcelles, de l’état sanitaire des raisins est encadré, les vendanges manuelles. La récolte est acheminée en ville sur-le-champ si elle n’est plus pressée sur place. Le souci de la qualité et de l’environnement, en culture biologique, voire en biodynamie, se prolonge en cave. Tous cherchent une vinification respectueuse du raisin. Certains tendent vers le moins d’interventions possibles au chai, jusqu’en vins nature (L’Abri, POUR, Uva). Les sans sulfites ajoutés, le zéro déchets (bouteilles consignées) y prennent racine.

Une démarche territoriale se déploie. Aller puiser à l’authenticité des terroirs, à leur expression court comme un leitmotiv. Un approvisionnement en circuit court fonctionne déjà à Lyon, Marseille, ou Angers. Par ailleurs, des chais s’intègrent dans des éco-quartiers, sur d’anciennes zones ouvrières à Montreuil, au Panier à Marseille, ou au milieu d’un projet d’agriculture urbaine à Bordeaux avec Laurent Bordes (Les chais sous la lune). Ce choix d’implantation vise de nouveaux équilibres : recréer du lien social, revivifier des quartiers défavorisés autour du bien consommer. Une ancienne imprimerie, ici,  là dans l’ancien M.I.N. nantais, ou plus curieux, un blockhaus allemand font revivre tout un pan de notre histoire, notamment viticole.

Une tradition de négoces ressurgit

Près de la Seine, de la Garonne ou du Rhône (Chai St-Olive à Lyon), sur l’Ile de Nantes (Bras de Fer) ou au-dessus de la Méditerranée, ces nouveaux chais croisent la tradition des négoces anciens. Ces derniers installaient leurs stocks près de l’eau pour mieux commercer et pour capter son influence bénéfique sur les barriques de vins finis. Un chai flottant de stockage s’est même récemment amarré sur les quais d’Issy-les-Moulineaux. La Maison Ferrand y étudie les effets du vieillissement dynamique des rhums et cognacs.

Pauline Lair à Angers a choisi « 1006 », la longueur en kilomètres de la Loire, comme marque apposée sur ses bouteilles. A Paris, les chais s’inscrivent dans la lignée des halles aux vins du Quai Saint-Bernard (fondées en 1665) puis des entrepôts de Bercy qui stockaient et assemblaient les vins de négoces jusque dans les années 1970. Les chais parisiens couvraient alors 50 ha ! A Bordeaux, le petit dernier, la Micro Winerie Darwin, s’est installé dans les anciens entrepôts du négoce bordelais. Nés au XIIe siècle du passage de la Guyenne sous domination anglaise, ils sont devenus ensuite les Magasins militaires, rejoints par la Caserne Niel. Ils forment « un écrin patrimonial majestueux » pour le projet naissant de Maxime Rozes.

Réinterpréter le vin

Mais sur ces bases commence un grand dépoussiérage, ne serait-ce qu’en apportant pressurage et vinification en ville. Une constante : les chais ne vinifient que de petites quantités, destinées à des micro-cuvées. Le maitre-mot réside dans des assemblages surprenants. Des séries limitées et atypiques proviennent d’une approche parcellaire (un lieu, un vin chez Microcosmos), de cépages (gamay et viognier à Lyon). Mais on assiste aussi à un grand brassage de cépages et de régions, où sont recherchés des profils divers, étonnants (Winerie parisienne, Chais du port de la lune, Vignerons parisiens). Bien loin des AOP, ces nouveaux vinificateurs s’autorisent tout. Le chai urbain n’a alors plus de limites, en multipliant les terroirs et les expériences. C’est en ce sens qu’il bouscule une tradition séculaire d’assemblages.

Ces conquérants s’affranchissent d’autant plus des codes usuels que la vinification urbaine répond pour eux à de nouveaux modes de consommation. Des vins frais et gouleyants, à consommer de suite, des vins souvent fins et délicats, des blancs de noir et des vins orange (Microcosmos), tout est ouvert. De la même manière, noms de cuvées et étiquettes cassent les codes tout en faisant sens [2]. Ce qui n’empêche pas certains de travailler à l’export, et de viser une clientèle haut de gamme. Restaurants étoilés et leur bistronomie affichent les vins de Microcosmos, de la Winerie parisienne à leur carte.

Cette démarche décomplexée est poussée plus loin, dans un nouveau rapport au consommateur, témoin et même acteur des chais urbains.

Consommer autrement

Rapprocher le consommateur de la production emprunte de multiples chemins, non sans difficultés. En effet, se pose la question du transport de la vendange ou des moûts, de la gestion des résidus. Mais le vin suscite aisément la convivialité. Les chais s’ouvrent largement au public, qui vient aussi y boire un verre, refaire le monde. Des ateliers participatifs impliquent le consommateur. Plongé en immersion dans la réception de la vendange jusqu’à la mise en bouteille, le voilà initié aux « secrets » de l’élaboration du vin dans toutes ses étapes.  Il se voit même proposer de participer à de ateliers d’assemblages, voire de fabriquer son propre assemblage (Darwin). Il repart, le jour même ou quelques mois plus tard, après élevage, avec sa propre bouteille, sa propre étiquette (Vinifacture). Le citadin approche du Graal : devenir winemaker, presque vigneron soi-même.

Savoir ce que l’on boit et ce que l’on mange vont de pair. La plupart des chais font également office de cavistes, avec un catalogue de belles références en vins bio et nature (Angers, Lyon, POUR à Marseille). De plus en plus, par l’épicerie ou la restauration, ces lieux proposent des circuits d’alimentation saine et durable. De nombreux évènements y fleurissent. Visites privatives, formation, soirées musicales transforment un lieu du vin en lieu de vie et d’apprentissages. L’éducation à la complexité de ce monde s’affiche festive.

Le vin démystifié ouvre une porte. La démarche recrée partout du lien, un lien malmené entre agriculteurs et citadins, péri-urbains, qui ne se connaissent plus, ne se comprennent pas toujours. Le départ loin des grandes villes de jeunes ménages, suite à la pandémie, bouleversera-t-il encore la donne ?

Réveiller des lieux

Entre lieux alternatifs et de prestige, il faut de tout pour faire un monde de chais urbains. La Winerie parisienne a franchi un cap, en prenant 50 mètres de hauteur au premier étage de la Tour Eiffel. Les visiteurs du monde entier viennent dans le chai suspendu vivre une expérience oenotouristique luxueuse.

Certains réalisent leur rêve de devenir vignerons. Franck Pasquier, de l’Abri, à Eygalières près de Marseille, Fabienne Völlmy près d’Avignon, ou inversement, Olivier Gauthier, vigneron installé près de Saint-Chinian, descendu chez Uva à Sète, entretiennent ce rapport concret au terroir, attentif à lui. Tout comme Le Pif à papa à Courbevoie, La Winerie parisienne replante  dans la plaine de Versailles (Yvelines) depuis 2017.  Elle élabore sur le Domaine de la Bouche du Roi une cuvée d’exception en bio et en IGP Ile-de-France « pour marquer le retour de la capitale dans la filière viticole » selon Adrien Pélissié. Le réveil des vignobles franciliens, appelés à un bel avenir avec les dérèglements climatiques, prend également forme avec eux.

L’histoire du vin en ville se perpétue, en un recommencement renouvelé, dépoussiéré, décomplexé, agissant face aux défis du temps.

[1] Comme se définissent les fondateurs des Chais du port de la lune à Bordeaux
[2] Autour de la musique chez Laurent Bordes (Silence, Pause), Tempête dans les montagnes bleues ou Les chevaux de Garibaldi (Microcosmos), le Jugement de Paris (référence à la dégustation de 1976 qui plaça là l’aveugle des vins du Nouveau Monde devant les grands crus français) à la Winerie parisienne, La syrah Canon, Sainté mon amour (Vinifacture), etc

Chais et leurs fondateurs cités ici :
Microscosmos, Fabienne et Lukas Völlmy, Marseille (2e)
L’Abri, Franck Pasquier et Edgard Baudin, Marseille (7e)
POUR, Nathalie Cornec, Marseille (1er)
La Winerie parisienne, Adrien Pélissié, Julien Bengué et Julien Brustis, Montreuil
Les vignerons parisiens, Mathieu Bosser, Frédéric Duseigneur, Emmanuel Gagnepain, Michel Grupper, Paris (3e)
Bras de Fer, Benjamin et Nicolas Ferchaud, Nantes
Les Chais du Port de la lune, Laurent Bordes et Annica Landais- Haapa, Bordeaux
Micro-Winerie, Maxime Rozes ; Philippe Barres et Jean-Benoît Perello (Darwin)
Le Chai Saint-Olive, Grégoire et Franck Saint-Olive, Lyon (6e)
1006, Pauline Lair, Angers
Uva, Pablo Siranossian, Mathilde Bayle et Olivier Gauthier, Sète
Chais Rémois DOCk, Laure et Fabrice Renaud, Bétheny (Reims)
Et une petite dernière pour la route, qui vient de pointer le bout de son nez et se signale à moi:
Géraldine Dubois, La Têtue, Lyon (1er), vins bio et nature, et vigneronne à Brindas

Cet article a paru dans le magazine Le Point en ligne le 1er décembre 2021

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