Vin et art, Sète, Brassens, Combas

Mes parents ont du
M’trouver au pied d’u-
Ne souche
Et non dans un chou
Comm’ ces gens plus ou
Moins louches

En guise de sang
( O noblesse sans
Pareille !)
Il coule en mon cœur
La chaude liqueur
D’la treille

Le vin (1957)

En ce centenaire de sa naissance, célébré depuis plusieurs mois dans sa ville natale, Georges Brassens incarne à merveille ce lien qui unit dans la même communion des sens vin et art à Sète.
Ancrée sur le lido, entre Mer Méditerranée et Étang de Thau, elle se dresse soudain, sur son promontoire du Mont Saint-Clair, Ile singulière chère à un autre de ses illustres enfants, Paul Valéry. Bercée de canaux et de bateaux de pêche jusqu’en son cœur, baignée de couleurs et de saveurs, Sète évoque l’Italie de ses migrants. Un esprit frondeur, un parler truculent, une énergie créatrice peu commune s’y déploient.

Le vin et les arts s’inscrivent dans ses murs comme sa sève. Née par et pour le vin, la ville est aujourd’hui consacrée par l’art. Tous les arts sans hiérarchie, s’y côtoient, du Musée International des Arts Modestes (MIAM) à l’atelier du grand Pierre Soulages. Son ombre tutélaire au-delà du noir et du temps plane sur un véritable bouillon de toutes les cultures.

Les Années vin

Le 29 juillet 1666, Cette est inaugurée en grandes pompes. Mais seules sortent des eaux les infrastructures portuaires créées pour exporter les grands vins du Languedoc et de la Côte du Rhône. La ville elle-même n’est que décor de charpentes de bois et toiles peintes. Imitant des bâtiments pour donner l’illusion – grandeur nature- qu’elle existe déjà, Sète voit le jour sur une chimère, mythologie fondatrice.

Ceinte de vignobles en blanc, parmi les plus réputés du royaume (muscat, picardan et clairette à l’unisson) mais aussi en vins destinés à la Marine royale, issus de terret et piquepoul, elle se pare de quelques vignes [1]. Mais elle bâtit avant tout réputation et fortune sur le commerce de ses vins fins et eaux-de-vie réputées dans toute l’Europe du Nord. Devenue premier port viticole au monde, des centaines de milliers d’hectolitres s’y brassent en un incessant ballet de tonneaux, de bateaux et de gabarres, de la mer à l’étang et au canal du Midi.  La ville n’est que quais surchargés, ventres ouverts de la tonnellerie qui fabrique sur les pavés, répare, transporte. Au pied des maisons de négoce, dockers et journaliers, portefaix s’affairent dans les odeurs de bois brûlé, de vin transbordé et de vapeurs d’eaux-de-vie. Le commerce s’inscrit jusque sur les quais, inclinés en pente douce pour mieux rouler les barriques sur les bateaux.

Vers le déclin

Fin XIXe siècle, le phylloxéra frappe le vignoble français. Les vignes sétoises migrent des hauteurs de Saint-Joseph et des Métairies vers les sables protecteurs. Les célèbres vins de sables sont alors fondés à Villeroy. Dans le même temps, les courants commerciaux se renversent. Le port de Sète devient importateur de vins espagnols, puis algériens. La concurrence fait rage. Les crises viticoles se succèdent. Vins italiens et espagnols à nouveau, puis sud-américains débarquent des pinardiers et cristallisent la colère languedocienne. Les canaux rougis charrient le vin des cuves éventrées. La ville se vide peu à peu de ses maisons de négoce, de ses chais de stockage. Mutation qualitative et crise économique ont raison du commerce de gros à Sète. Quelque chose fut, qui ne sera plus, une épopée mythique où le vin coulait à flots, vin de masse aux volumes exorbitants, chais aux proportions gigantesques, immenses cuves.

Des lieux en héritage

Ces lieux désertés se transforment de nos jours en espaces artistiques. Passeurs de flambeaux, ils inventent de nouvelles odyssées. Le premier, le chai Skalli incarne ce lien fin XXe siècle. Robert Skalli, pionnier des vins de cépages en France, mais aussi mécène d’art contemporain, propulse de jeunes talents qu’il y expose. L’École des Beaux-Arts n’appartenait-elle pas à une famille de négociants en vin ? Et le Musée International des Arts Modestes (MIAM) fondé en 2000 par Hervé di Rosa et Bernard Belluc n’est-il pas abrité dans un ancien chai ? Il rejoindra bientôt le chai Gaffinel à l’entrée est de la ville. Le conservatoire de Musique, conçu par l’architecte Rudy Ricciotti, y a déjà réhabilité les chais Dubonnet. Là, les grandes maisons de négoce s’adossaient aux rails de chemin de fer, qui emportaient directement les vins dans les wagons-foudres. Réduit à l’état de friche industrielle, le quartier mue en un pôle culturel d’envergure. En cœur de ville subsiste l’immense chai Saint- Raphaël, reconverti en résidence d’artistes en 2016. Peintres et plasticiens créent dans l’immense volumes, en échange de projets éducatifs.

Le théâtre Molière porte en soi un passé viticole. Construit sur d’anciens marécages, le quartier est investi au XIX e siècle par les riches négociants qui souhaitent avoir leur théâtre à eux, à l’italienne. Les quais servent aujourd’hui de lieux de tournage à des séries télévisées et des films [2]. Des bars à vin y font depuis quelques années revivre le breuvage, de plus en plus nature. Le Port lui-même se transforme tous les deux ans en un théâtre à ciel ouvert pour accueillir les vieux gréements et traditions maritimes d’Escale à Sète.

Une célébration multiforme

Comme le vin s’était emparé des lieux, arts et lettres s’approprient la ville avec leurs mythologies propres, dans un rapport multiforme au breuvage.

Dans la bouche du poète Paul Valéry, c’est un étrange vin perdu qui coule :
J’ai, quelque jour, dans l’Océan,
(Mais je ne sais plus sous quels cieux)
Jeté, comme offrande au néant,
Tout un peu de vin précieux…[3]

Le sang de la vigne se métamorphose en matière première pour quelques-uns qui vont jusqu’à peindre avec du vin. La musique, jouée dans les vignes ou dans le chai, accompagne la création du vin à ses différentes étapes. L’entreprise Swing it, non loin de Sète, propose des playlists propices aux vinifications.

Le divin nectar se glisse dans les œuvres. Les contenants du vin, étiquettes, bouteilles, barriques, offrent un écrin précieux à la fois à la création artistique et à leur contenu. Philippe de Rothschild, considérant dès 1945 que « un grand vin est un art », avait lancé la création d’une étiquette signée par un grand artiste. Des peintres tel Soulages, di Rosa, ou Cervera se sont prêtés à l’exercice.

D’autres, sollicités par Gérard Bru, propriétaire du Château viticole Puech-Haut à Saint-Drézery, alimentent depuis 2000 une collection inaccoutumée, dans laquelle chaque artiste s’acquitte librement d’une figure imposée : habiller une barrique du château réformée. La collection reprend le chemin en sens inverse quand, déclinée sur des Bib’ Art, elle propose du vin à consommer dans ses petites barriques de 5 litres en tôle peinte. Le sétois Jean-Jacques François en fait en 2017 « Le vin dans l’art, l’art du vin. Et le divin dans l’art du vin ». Dans son art du détournement, il arrive qu’une bouteille, une fois bue, se transforme en œuvre.

Célébrer les plaisirs de la vie

Une célébration hédoniste des plaisirs voire des excès du vin, dans la droite ligne des banquets antiques et festins rabelaisiens, s’affirme chez quelques-uns. Ils approfondissent ce rapport au vin sur leur terrain, dans les tableaux.

 Une telle célébration figure chez André Cervera, « électron libre » ainsi qu’il se définit, qui prônait dans sa jeunesse, non loin des transes bacchanales, une transe poétique. Compilant les mythologies, il rapporte de ses voyages dans le monde ou de son rapport au monde un Festin totémique ou autre Festin minuscule, peint en résidence d’artiste en Chine, tout comme Bloody cocktail ou A kind of chinese repas où le vin s’invite à table, même loin de Sète.

Hervé di Rosa, chantre de la figuration libre et des arts modestes, n’a cessé de dépeindre son attachement à la vigne, à travers ses grains de raisin humanisés. Ses « Rêves d’Hérault » exposés au Domaine départemental de Bayssan, près de Béziers, dépeignent notamment une joyeuse scène de vendangeurs.

Robert Combas célèbre la vie, cherche à saisir la nature, avec tout son talent de coloriste. En décryptant le monde, il y découpe des fenêtres et nous amène dans son aventure. Le vin y est roi, La Bouteille de vin rouge également. Michel Onfray voit dans son travail une dimension dionysiaque, qu’il décrit dans « Transe est connaissance » (2012) [4] . Ce à quoi l’artiste répond: « J’imagine qu’il parle de ma façon de célébrer les choses plus que de mon goût pour le vin. (…) Je dis que l’on peut voir les couleurs avec le nez, sentir avec la bouche. J’aime cette vision décalée des sensations. Si je me joue des stéréotypes, c’est pour mieux souligner la typicité de l’art. Dans ma peinture, le terroir, c’est moi ! ».

Loin des lumières, Pierre François tissa sa toile protéiforme (cinéma, dessin animé scientifique, décors de théâtre à Avignon).  « Son graphisme léger et ses couleurs vives et harmonieuses », décrits par ses amis, ont tracé un lien tant avec la nourriture qu’avec le vin. Un lien qui trouva un lieu, passant sur l’autre rive de l’étang de Thau, à Pinet, dans le caveau-musée de son ami Ludovic Gaujal. Oeuvres et gammes de vin, collection d’étiquettes et bouteilles s’y côtoient. Un lieu à part, théâtre d’une exposition cet été sur la famille François, riche d’une lignée de créateurs.

Le vin, un art en soi ?

Si le dialogue entre art et vin emprunte de multiples chemins aujourd’hui, il pose toujours la question d’ériger le vin en art, le vigneron en artiste. Laurent Vaillé, vigneron à Aniane récemment disparu, n’était-il pas qualifié de « Mozart du vin » ? Le travail de quelques grands élaborateurs, leur image d’orfèvres a conduit à oser l’analogie. Comme l’artiste, le vigneron crée, reproduit chaque année des gestes mêmes aux effets différents. Il mobilise les sens, suscite émotions et expérience esthétique. Comme l’artiste, il travaille la matière, la couleur même, se soumet au jugement d’experts. Mais l’art transfigure la nature et le réel, quand le vin est œuvre de ses éléments.
Le nectar des Dieux, production culturelle ? L‘œnotourisme joue de ses  interactions avec des paysages, une histoire, des patrimoines, des apports culturels multiples.

Vin et art aujourd’hui

Les arts, tous les arts, s’unissent avec la ville-île, détachent le vin de ses manifestations contextuelles, estivales ou autres, pour pérenniser un lien intemporel dont ils assurent la transmission. Les artistes réécrivent une magie, dans cette ville si singulière, bruyante et colorée, libertaire et provocatrice. Une poésie, une féérie même, écrit Michel Onfray dans son ouvrage Fééries sétoises (2016).

La vigne perdure, immuable culture bi-millénaire, autour de Sète. Aujourd’hui encore, même menacé de transfert par la montée des eaux, le Domaine de Vassal, surnommé le Louvre des cépages, conserve dans les sables 2 300 cépages -mères de nos vignes européennes. En 2014, ressurgit, à l’occasion de la Ière Escale à Sète la patrimoniale Gentiane de Cette. La Maison Noilly-Prat remet au goût du jour les vermouths et cocktails célébrés par James Bond.  En 2019, à la fin des vendanges, la rue de Tunis -qui n’avait pas vraiment vocation viticole-  célèbre vin et arts en liberté. Une grappe est plantée dans un ancien fût lors de Ières « Vignonades » dignes de Bacchus. Le vin, disparu, renaît tel un Phénix de ses cendres sétoises pour inventer une nouvelle mythologie urbaine : créer un chai en ville. Rue Mercier, non loin des anciens négoces, trois trentenaires se sont associés pour produire du vin naturel sur place. Uva est née, avec un pressoir au milieu de la cave, trois cuves et une amphore, un coin caviste aussi.

Robert Combas chante Brassens dans une exposition rétrospective au Musée Paul-Valéry, un Brassens « qui a pris de la bouteille ». Une cuvée du Centenaire a été créée en édition limitée en AOC Picpoul-de-Pinet à la Cave des Costières de Pomerols. Hymne à l’amitié, à un art de vivre singulier, elle est baptisée Les copains d’abord, cela va de soi. Un titre qui sied à un inépuisable dialogue entre arts et vin, autour de l’Étang de Thau, « la grande mare des canards » de Brassens, et d’une ville-phare qui leur est dédiée.

[1] 208 ha dans le compoix de 1713
[2] On pense à Agnès Varda et sa Pointe courte (1957) puis Les plages d’Agnès (2007), mais ausis La graine et le mulet (2007) et Mektoub, my love (2017) de A. Kechiche, Tout nous sépare de Thierry Klifa (2017) ou Qui m’aime me suive de José Alcala (2019)
[3] Qui voulut ta perte, ô liqueur ?/ J’obéis peut-être au devin ?
/ Peut-être au souci de mon cœur,
/Songeant au sang, versant le vin ?
Sa transparence accoutumée
/Après une rose fumée
/Reprit aussi pure la mer…/ Perdu ce vin, ivres les ondes !…
/J’ai vu bondir dans l’air amer
/ Les figures les plus profondes…
[4] « Les encyclopédies et les histoires de l’art associent son nom à la « Figuration Libre ». Mais, au-delà de l’étiquette, on peut aussi le voir comme un baroque lyrique, autrement dit : un peintre compagnon de route et de fortune de Dionysos (…). Comme Dionysos, il chevauche le tigre et prend donc chaque jour le risque de se faire dévorer par son art. Sa peinture est l’une des plus dionysiaques de l’histoire de la discipline. »

Actuellement rue de Tunis: célébration de Georges Brassens dans la campagne électorale en cours pour « Brassens Président en 2022 »:

Cet article a paru en deux parties sur le Point. fr les 19 et 21 octobre 202. Vous les trouverez  sous les liens suivants:
https://www.lepoint.fr/vin/arts-et-vin-mythologies-setoises-19-10-2021-2448377_581.php
https://www.lepoint.fr/vin/arts-et-vin-une-celebration-multiforme-dans-le-temple-sete-21-10-2021-2448811_581.php

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