Photo: Thau vu de haut, Printemps, ©Claude Cruells

Dans une poésie du XIIIe siècle, La dispute de l’eau et du vin, le Vin accuse l’Eau de faire naufrager ceux qui se confient à elle, alors que lui peut guérir le boiteux, le sourd, l’aveugle et le muet. L’Eau répond que le Vin rend les hommes fous, tandis qu’elle donne la fertilité à la terre et la prospérité aux nations. Cette allégorie de la conciliation des contraires nous confirme comme l’un s’avère indissociable de l’autre.Depuis la référence chrétienne – Jésus changeant l’eau en vin aux noces de Cana, la célébration de l’eucharistie -, la parabole file dans notre civilisation occidentale. Jusqu’à ce jour de mars 2020 où c’est bien du vin, du lambrusco, qu’une usine italienne envoie dans les robinets de la ville de Setticani, suite à une erreur de manipulation !
Une connivence s’est installée entre les deux liquides au fil des siècles. L’eau, sa maîtrise, sa gestion influent sur l’histoire et le commerce du vin. Sa raréfaction pèse aujourd’hui sur la production. A l’heure où la viticulture panse les plaies du gel, les météorologues parlent déjà d’un déficit d’eau dans les sols. Eau et vin partagent donc un enjeu crucial de maintien des cultures sur la planète.

Une longue connivence
La vigne est présente à l’état sauvage, puis cultivé en Gaule (Ardèche, pays des Allobroges). Mais c’est par la mer, plus sûre et plus rapide que des routes terrestres quasi inexistantes, qu’arrive, avec les Étrusques, les Phocéens puis les Romains, une culture du vin dans tous les sens du terme. Boutures ou pépins transportés sur les bateaux essaiment nos rivages. Un savoir boire, codifié, est diffusé. Le vin des conquérants se boit toujours coupé d’eau, alors que les barbares le consomment pur. Sacrilège ! Seuls les guerriers et les dieux en ont le droit. De plus, les médecins considèrent que cela nuirait à la santé. Le vin possède en outre la vertu de transporter de l’eau dans toutes les parties du corps. L’usage reste la norme jusqu’au XIXe siècle. Louis XIV, Napoléon, plus tard Charles de Gaulle coupaient leurs (grands) vins d’eau. Le commun des mortels aussi.
A partir du Moyen-Âge, et pour de longs siècles, le vin fait office de rempart contre les épidémies. En effet, l’eau, souillée, se révèle dangereuse à consommer. C’est ce qui fera dire à Louis Pasteur, fin XIXe siècle, que « le vin est la boisson la plus saine et la plus hygiénique ».

Buvard, centenaire de la naissance de Pasteur, Archive départementales de l’Hérault

L’eau vecteur de l’expansion de la vigne la diffuse dans le monde par mers et océans. En France, une fois ancrée sur nos rivages méditerranéens, la culture remonte rivières et fleuves par l’axe majeur du Rhône. Les ports maritimes de Bordeaux ou Sète consacrent l’avènement de grandes régions viticoles : l’eau transporte aussi une renommée.Jusqu’à l’avènement du chemin de fer, mi XIXe siècle, l’eau assure prospérité des vignobles et développement commercial. Aux ports fluviaux qui égrènent son parcours s’ajoute dès fin XVIe siècle la construction de canaux de jonction (Arles, puis canal du Midi, canaux de Bourgogne). Celui – visionnaire- de la compagnie du Bas-Rhône (1953) est conçu pour diversifier les cultures et mieux produire du vin en zone méditerranéenne aride.
De plus, le transport maritime acquiert dès l’antiquité une réputation de bonifier le vin qui ne se dément plus. Des allers-retours de Bordeaux aux Antilles au XIXe siècle ou un tour du monde en porte-conteneurs pour de grands vins de Bourgogne (2014) le vérifient encore.
Parfois, l’eau vole au secours du vin. Les Romains employaient des traitements à l’eau de mer pour le stabiliser. Au XIXe siècle, dans le sud, la submersion des vignes lors de la lutte contre le phylloxéra, pour noyer l’insecte ravageur donnait de bons résultats. Elle réapparaît de nos jours pour lutter contre la remontée de sel dans les terres littorales du Languedoc.
La pratique frauduleuse qui met – au sens propre – de l’eau dans le vin en le « mouillant » pour en augmenter le volume a cours tout au long de l’histoire viticole. Nous lui préfèrerons l’idée d’une eau amélioratrice du vin. Une œnologie exploratoire quitte la terre pour les fonds marins ou lacustres depuis les années 1990 et surtout 2000. De la mer Baltique à la Mer méditerranée, des lacs d’Auvergne à ceux de Suisse, l’immersion de vin séduit. Passé l’effet de curiosité ou marketing, les expériences montrent que le vin gagne de la rondeur, des années de maturation en bouteille. Immergé en cours d’élevage, il dégage ensuite plus de fruit, de fraîcheur (barriques du château Larrivet-Haut-Brion dans le bassin d’Arcachon par exemple). Dans la baie de Saint-Jean-de-Luz, ce sont même des cuves de vinification que le domaine Egia Tegia immerge pour y développer de nouveaux arômes. Sous l’eau, s’ouvre un nouvel horizon, des goûts insoupçonnés.

Submersion hivernale, Sérignan (Hérault)

L’eau au coeur de l’élaboration du vin
L’eau entre à 85 % dans la composition du vin. Elle joue donc un rôle central dans son élaboration, et ce, dès le choix d’installation de vignobles. Constante dans l’histoire, la plupart d’entre eux se fixent près d’une rivière, un lac, une mer. En effet, l’eau rafraîchit les zones chaudes, réchauffe les zones froides par sa présence au sol, sa masse nuageuse ou des courants marins proches.
Vitale à la vigne, l’eau lui apporte les éléments nutritifs indispensables dans le sol. Les racines y puisent la source de leur croissance. Mais trop de pluie nuit à la récolte, trop de sécheresse à la maturation des baies. Tout repose sur un équilibre, fragile et subtil, que l’homme tente de maîtriser par le drainage des sols gorgés d’eau ou l’irrigation des terres desséchées. Le régime hydrique influe également sur la qualité du raisin. La présence ou l’absence d’eau dans le sol influe sur les terroirs, conditionne des typicités de vin. Elle impacte le profil aromatique, l’équilibre des vins.
Au chai, grand consommateur d’eau, elle assure l’hygiène et le nettoyage de tous les équipements. Un litre d’eau est nécessaire pour produire pour un litre de vin. La gestion de sa consommation s’avère aujourd’hui capitale, par l’informatisation (dosage à la vigne des produits phytosanitaires, compte-goutte, cave numérique). Des économies, le recyclage ou la réutilisation des eaux usées en optimisent l’usage.
Et demain ? Le constat de sa raréfaction est dressé partout (Californie, sud de la France et bassin méditerranéen, Australie). Le stress hydrique se combine au stress thermique pour la vigne. Des sécheresses fréquentes et de plus en plus intenses débouchent parfois sur une canicule (2019). Mais l’eau se manifeste aussi par des épisodes violents de pluies, inondations, grêle … ou gel.
La lutte contre la sécheresse passe notamment par l’irrigation. Elle a beaucoup évolué depuis 10 ans, note Jean-François Blanchet, directeur général de BRL.  « C’est une irrigation de précision, économe en eau. Ce n’est pas une option, mais une nécessité ». Mais une baisse du débit des fleuves et rivières (de 20 à 40 % sur le Rhône d’ici 2050) assombrit les perspectives.Comment capter l’eau des pluies diluviennes qui manque tant l’été ? La question des réserves en eau interroge l’aménagement agricole hydraulique, les moyens de stockage, retenues nouvelles ou à rénover, à mettre en œuvre,
L’économie de la ressource en eau nous oblige à repenser la viticulture, l’agriculture en général. « La souffrance de la vigne devrait nous alerter. C’est un symbole de ce qui nous attend » prévenait le climatologue Serge Zarka après l’épisode de canicule de juin 2019 [1].

Coup de chaleur sur mes vignes, Mireval, 28 juin 2019

Changer de pratiques, de cépages, mais aussi modifier le calendrier cultural, modifier en profondeur la parcelle sont à l’ordre du jour. Une agroécologie se met pas à pas en place, avec la replantation d’arbres, l’entretien d’une biodiversité, la préservation d’écosystèmes. Une agriculture de précision s’organise, algorithmes et drones en main. Une agriculture de prédiction, capable d’anticiper les phénomènes, est discutée après le gel ravageur d’avril dernier.
Un usage raisonné, partagé qui alimente les cultures mais préserve la ressource est au cœur des préoccupations et des initiatives, publiques ou privées. La loi Climat et résilience votée par l’Assemblée Nationale le 4 mai inscrit les écoystèmes aquatiques et la qualité de l’eau au patrimoine de la Nation. Le Ministre de l’Agriculture, Julien Denormandie, lance avant l’été 2021 un Varenne agricole de l’eau et du changement climatique. La gestion des risques climatiques, la résilience des cultures et la gestion de l’eau y seront abordées dans une globalité. « Il faut remettre la question de l’eau au cœur de notre action » affirme -t-il [2]. Il en fait un enjeu de protection des cultures, d’innovation, mais aussi « de souveraineté essentiel ».

L’eau nourricière n’a jamais cessé d’alimenter la production de vin, jusqu’à se métamorphoser en élixir de jeunesse. « L’eau ardente de Maître Arnaud » (de Villeneuve), médecin catalan, diffuse au XIVe siècle l’art de distiller. “Cette eau de vin, quelques-uns l’appellent eau de vie et ce nom lui convient puisqu’elle fait vivre plus longtemps » [3]. La vie et la vigne mêlées dans les mêmes sonorités latines – vita et vitis –, dans un même élan.
Mettre de l’eau dans notre vin ? Depuis les Anciens, il en a été ainsi. Serait-ce aujourd’hui retrouver un peu de sagesse et de bon sens face au défi de préserver notre or blanc, avant que les éléments naturels ne se déchaînent contre nous ?

 

Cévennes gardoises

[1] BRL est l’ancienne Compagnie du Bas-Rhône. Table ronde sur le changement climatique organisée par La Tribune, Nîmes 17 octobre 2019
[2] Dans un entretien à la France agricole, 4 mai 2021
[3] Traité sur la conservation de la jeunesse

Cette chronique a paru dans le magazine Le Point en ligne le 11 mai 2021: https://www.lepoint.fr/vin/d-eau-et-de-vin-une-histoire-au-long-cours-11-05-2021-2425943_581.php

Share and Enjoy !

Pin It on Pinterest