Parcourir de nouveaux territoires du vin, c’est s’évader un instant des contingences actuelles, de l’âpreté économique, l’incertitude des temps. Tel Janus, dieu des transitions, un monde viticole en pleine mutation nous offre aussi un double visage, l’un tourné vers le passé, l’autre vers l’avenir. Dans une carte des vignobles redessinée, une nouvelle donne ampélographique (liée aux cépages), des pratiques culturales et œnologiques transformées, point un passé ressurgi, des lieux désertés, des variétés oubliées, des savoir-faire enfouis.
A contre-courant d’une mondialisation formatant cépages et usages pour aboutir à une qualité améliorée, reproductible d’année en année, des vignerons d’abord isolés, souvent raillés, en ont forgé patiemment les contours. Trente ans, quarante ans plus tard, nouvelles tendances de consommation et urgences environnementales les inscrivent dans l’air du temps, jusqu’à faire la Une des magazines, à l’instar d’un Robert Plageoles dans Paris-Match (21 novembre 2020).

Des vignobles redécouverts
Au sens littéral du terme, ces nouveaux territoires expriment une extension géographique des vignobles. Nous assistons à une migration de vignes vers des zones moins chaudes, en une poussée vers le nord (Bretagne, jusqu’à l’insulaire Groix, Ile-de-France, validée en Identité Géographique Protégée en 2020, Hauts-de-France), ou prenant de l’altitude, (Auvergne, Ariège, Alpes) en raison du réchauffement climatique. Nouveaux vignobles, vraiment ? Cette extension procède en même temps d’une remise en culture d’anciens terroirs balayés par l’installation d’un système très productif, la mécanisation, de nouveaux moyens de transport. Une ancienne géographie renaît partout sur le territoire, resserrant les liens entre le vin et le lieu. Les grandes régions viticoles y travaillent depuis des siècles, la Bourgogne consacrée par l’inscription de ses climats (« portions de vignobles délimités, nommés, associés à des crus particuliers », JP Garcia) au patrimoine mondial de l’Unesco en 2015, l’Alsace cartographiant en 2020 tous les villages et lieux-dits de ses crus en un Atlas, sous l’impulsion de sa jeune garde (https://www.jeunesvignerons.alsace/cartographie/). A leurs prestigieux côtés, reprennent vie et nom les vins d’Orléans et de Cheverny, des coteaux du Gier ou de Suresnes, de Corrèze et d’Aveyron, de Seine-et-Marne ou de Picardie, jusqu’à la toute jeune Appellation d’Origine Protégée Moselle.
Un visiteur débarquant de la fin du Moyen-âge ou de la Renaissance ne serait pas dépaysé par cette géographie. Elle recouvre l’extension maximale des vignobles atteinte à ces époques. Grands seigneurs et rois de France, agrandissant leur domaine, ne devaient manquer de vin où qu’ils se déplacent sur leurs terres. Ils prolongeaient l’héritage antique, qui veut que tout homme de bien possède des vignes et offre son vin en l’honneur de ses hôtes. Leurs vassaux les imitaient, tant et si bien que le royaume était couvert de vignes. Basés sur des savoirs antiques conservés précieusement par les religieux, que leur propre savoir-faire abonde, des apprentissages de sols, de cépages et de vinifications se construisent lentement. Vin de messe et d’hospitalité, vin médecin, rempart contre les épidémies du monde occidental, le vin emporte tous les suffrages. Quelques textes essentiels ont fixé au fil du temps les contours de cette carte viticole, nous divulguant au passage leur hiérarchie, de la Bataille des vins d’Henri d’Andeli (vers 1225) sous Philippe Auguste, au vinetum de Charles Estienne (1537) ou au Théâtre d’agriculture d’Olivier de Serres (1600), hissé au rang de père de l’agronomie française. Ces vignobles se calquent aujourd’hui de façon saisissante sur les nouveaux territoires du vin, en une « vie, mort et renaissance des vignobles » que Jacques Dupont a décrites dans une série d’articles.

                                                                                                                             Clos Montmartre

Des cépages anciens réhabilités
En nombre d’endroits, des cépages autochtones, emblématiques du terroir, appuient les démarches locales de réimplantation. Ils incarnent un retour à une vinodiversité, souvent menée en culture biologique, alors que six cépages dominent aujourd’hui la production mondiale. La simplification de l’encépagement depuis 55 ans conduit à un appauvrissement génétique. Ces raisins anciens font ressurgir des typicités, des traditions perdues, un hypothétique « goût d’autrefois ». Ainsi, les deux plus anciens du Languedoc, clairette et muscat à petits grains, que j’observe depuis plusieurs années, démontrent leur résistance au stress hydrique, plantés sur leurs terroirs de prédilection,Peu soumis à de hauts rendements, peu gourmands en eau, ils ont eu le temps de construire un système racinaire pour donner le meilleur d’eux-mêmes.
Nous entrons avec eux dans une autre dimension, oubliée, d’un patrimoine qui a modelé nos campagnes, d’une histoire à raconter que les consommateurs écoutent avec de plus en plus d’attention et de vigilance sur ce que contient leur verre, en un aller-retour incessant entre un passé lumineux et un présent toujours plus avide de réponses.
Comme si, à la recherche de repères, ils constituaient des points d’ancrage, voici égrené le cortège de noms ressurgis d’un lointain passé, de hasards, improbables fils de la redécouverte de quelques souches, multipliées par la passion d’un homme, d’une association. Dureza et chatus rhodaniens, mollard et chouchillon d’altitude, rivairenc et œillade languedociens, manseng noir et tardif du Gers, enfariné jurassien, carmenère et Saint-Macaire bordelais, l’orléanais auvernat ou le romorantin de Chambord… Les noms chantent, parlent aux anciens, évoquent odeurs et saveurs enfouies, fiertés retrouvées. Ils se diffusent peu, s’accrochent à quelques localités. Le tibouren et le vénérable Rosé du Var, enfant du gouais blanc médiéval, ne dépassent pas les limites du département, tout comme prunelard, brocol, ou loin de l’œil (car il poussait à l’écart) se cantonnent à l’aire du Gaillacois, poulsard et trousseau à celle du Jura.
Et si, même s’ils se cantonnent à des productions annexes et des marchés à niche, l’avenir leur appartenait aussi, quand on sait que la France compte environ 600 cépages ?
Les vignerons défricheurs ont rencontré les chercheurs. Ceux-ci se sont intéressés de près à un patrimoine génétique qui offre des cépages de moindre degré, plus tardifs, ou contenant moins de sucre. En pleine création de variétés résistantes aux maladies ou au réchauffement de la terre, un pont s’établit, nourri par le conservatoire du domaine de Vassal, près de Sète (Hérault) considéré comme le Louvre des cépages. Ses 2 700 variétés venues de 54 pays, sont elles-mêmes menacées par la montée des eaux.
Le dialogue se poursuit avec l’INRAE, à l’instar du projet LACCAVE, qui sollicite l’avis des vignerons, observe leurs pratiques, leurs propres expérimentations pour repenser la viticulture. Nous sommes loin du passage à une agriculture intensive à partir des années 1950, enjoignant les vignerons à produire toujours plus sans poser de questions.

Des pratiques en incessant mouvement
En parallèle à l’extension géographique et ampélographique des territoires du vin, un vaste chantier s’ouvre au tournant de l’an 2000, bouleversant les pratiques culturales à la vigne et l’élaboration du vin en cave. Nouvelles technologies et biologie projettent la viticulture dans le futur. Robots mécaniques désherbant les vignes, gestion des traitements assistée par ordinateur, levures de bioprotection en cave en sont des exemples de pointe. Dans le même temps, culture biologique, biodynamique, vins naturels entrent en rupture avec le système productif intensif, en particulier dans ses usages toujours plus nombreux de produits, à la vigne comme en cave. Ils visent à protéger santé et sécurité alimentaire de tous.
Il n’est pas plus saisissant retour à des pratiques anciennes que cette mutation, qui fait souffler un vent de fraîcheur, d’air pur … et de rétrospection.  Nombre de ces viticulteurs, bannissant tout pesticide, réintroduisent de vieilles pratiques, bénéfiques à leur vigne mais aussi arme contre le réchauffement climatique et le développement de maladies.
La complantation (plusieurs plantes ensemble) en est une illustration. Le retour à une polyculture régénère les sols. Autre voie, l’agroforesterie, associe vignes et arbres qui lui procureront de l’ombre. Voici revenu ni plus ni moins le triptyque romain vigne/ olivier/céréales qui perdura jusque fin XIXe siècle dans le sud de la France ! L’utilisation d’animaux en traction (cheval, mule ou bœuf) ou pâturage (moutons, vaches mais aussi poules et canards) fait écho chez les plus anciens au temps d’avant la mécanisation. La sélection massale – des meilleurs plants, les plus vigoureux -, pour replanter les parcelles grignote la généralisation du clonage en pépinières. Des vignes en hauteur, en pergola ou en hautain, refleurissent comme à l’époque antique ou médiévale. Sans parler des amphores, symbole antique s’il en est, qui remplacent ou complètent la cuverie pour les vinifications et l’élevage.
La biodynamie, qui instaure des liens privilégiés avec le cosmos, travaille avec les vents, les marées et les cycles lunaires, réveille le bon sens populaire d’un rapport à la terre et aux éléments. Elle renoue aussi avec un rapport au temps, pour laisser à la plante trouver sa dynamique propre, ses ressources pour se défendre. Quelque chose fonctionne, comme la préparation de silice de corne, qui n’est pas de l’ordre du quantifiable, et pousse les scientifiques comme Pascal Chatonnet à tenter de mesurer, comprendre, analyser pourquoi cela marche (https://pascalchatonnet.com/pourquoi-et-comment-la-biodynamie-performe-t-elle-vraiment)
Les vins naturels abordent une exigence plus grande encore : se passer de mécanisation (vendanges manuelles), de levures de laboratoire et autres intrants (produits ajoutés) de techniques brutales. Même la filtration est bannie de la charte d’engagement des Vins Méthode Nature, dont le syndicat voit le jour en septembre 2019.
Plus frappant, attirant l’engouement des consommateurs, les sulfites ajoutés (S02) sont écartés par des vignerons. Sacré défi que de travailler en toute liberté ce que des générations ont fait par contrainte pendant des siècles, lorsque les propriétés de conservation du vin par le soufre n’avaient pas encore été découvertes et exploitées. Pari osé, pari gagné quand la maîtrise, la connaissance, le brio du vigneron efface la hantise de la piqûre du vin et des récoltes perdues.
« La révolution naturelle est en marche » conclut un récent article du journal espagnol El Païs (La fiebre de los vinos naturales, 8 janvier 2021). D’autant plus que des pratiques sont reprises en culture conventionnelle aussi, provoquant l’ire des bio, mais signe que les lignes de fracture bougent.

Tentant de dépasser les effets de mode, les jugements à l’emporte-pièce – vignerons qualifiés de hippies descendus du Larzac dans les années 1970-1980 ou consommateurs taxés de boboïsme parisien aujourd’hui-, de distinguer ce qui relève d’une tendance conjoncturelle ou d’un phénomène de fond, l’historien.ne est capté.e par ce bouillonnement d’idées en lien avec la viticulture « d’avant ». Renaissance et extension de vignobles, cépages oubliés, pratiques culturales biologiques marquent un retour à nos racines, autant produit de l’histoire que vision d’une démarche dans son environnement et dans le monde.
Mais ces territoires sont soumis à la viabilité de modèles économiques en sortant de marchés de niche, à la résistance aux crises et à la persistance de la culture du vin dans les (brèves) échéances à venir pour la planète. Cinq ans après la COP 21 tenue à Paris, le bilan de nos changements de comportement tient en quelques maigres feuilles.
Les nouveaux territoires du vin participent d’un mouvement perpétuel dont il nous incombe aujourd’hui de ne pas stopper le balancier, pour écrire d’autres mutations et d’autres histoires.

Cet article a paru dans le magazine Le Point en ligne en deux parties:
Episode 1 le 23 janvier 2021: https://www.lepoint.fr/vin/les-nouveaux-territoires-du-vin-a-la-recherche-du-sens-perdu-23-01-2021-2410880_581.php
Episode 2 le 24 janvier: https://www.lepoint.fr/vin/les-nouveaux-territoires-du-vin-des-pratiques-en-mouvement-24-01-2021-2410932_581.php

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