Le raisin rentré en cave, les vinifications battent leur plein dans l’incertitude et la morosité générale. Il n’est pas pourtant incongru de poser notre regard sur les richesses que recèlent des régions et des vins. Un petit département (moins de 6 000 km2) illustre les dynamiques de terroirs très anciens en pleine mutation, porteurs de nouvelles pratiques et d’espoirs. Le magazine américain Forbes n’a-t-il pas élu cet été Nîmes et le Pont du Gard parmi les cinq destinations à visiter absolument en France ?
Pour découvrir ses vins, « il suffit de passer le pont ». Pont d’Avignon, porte de la Provence toute proche, à l’est, Pont du Gard, en son centre, phare éclairant 20 siècles d’histoire, Pont-Saint-Esprit au nord, à la confluence de trois régions, incitent à se laisser porter par le temps, surprendre par des territoires à l’avant-garde viticole.

Ière Partie : Un Gard viticole patrimonial et hédoniste

Un patrimoine naturel
Lien entre Languedoc et Provence, imprégné d’une culture viticole rhodanienne, le Gard porte en lui cette triple influence. Il regorge de trésors tant naturels qu’architecturaux à ne plus savoir où donner de la tête, émergeant de paysages contrastés, des confins de l’Ardèche à sa façade méditerranéenne.
Un Gard patrimonial et hédoniste se dessine, qui se laisse dompter en quelques classements. Trois sites s’inscrivent au patrimoine mondial de l’UNESCO: Pont du Gard, Causses et Cévennes, abbatiale de Saint-Gilles. Sa métropole, l’antique Nemausus, présente à nouveau sa candidature en 2021. S’y ajoutent trois réserves mondiales de biosphère (Gorges du Gardon, Camargue et Cévennes), et 10 grands sites de France, pas moins.
La vigne qui ceinture ces sites s’épanouit dans une grande diversité elle aussi. Des montagnes cévenoles, collines et plateaux calcaires de la garrigue jusqu’aux alluvions de la plaine rhodanienne et sables de la petite Camargue, des terres arides à celles gagnées sur la mer s’étagent des calcaires, galets roulés, marnes, grés et terres sablonneuses [1]. 13 AOP, 5 IGP couronnent cette pluralité.[2]
Quelques puissants dénominateurs communs cimentent pourtant ce territoire aux richesses dispersées. Une identité méditerranéenne s’est forgée là, faite d’un climat chaud et sec, de vents puissants, de rivières impétueuses, de patrimoines communs. Les vignobles jouxtent les oliveraies, la garrigue et les chênes truffiers, dialoguent avec les rizières et manades de Camargue, côtoient oignons doux, figues et miel des Cévennes. Distinguée par cinq sites remarquables du goût, associant un produit et son terroir, la gastronomie y a acquis un haut degré de finesse.[3]
Sur cette mosaïque de terres dominées par les cépages rhodaniens [4] se révèlent l’élégance subtile de vins puissants et complexes en côtes-du-rhône, des vins généreux aux tanins tendres et fondus en Costière, une fraîcheur sur les vins blancs des Cévennes et les rosés des Coteaux du Pont du Gard. La garrigue s’immisce en bouteille, avec ses arômes si particuliers de cade, de ciste, thym ou pin. Le terroir parle jusque dans sa rusticité en AOP Vivarais, à la frontière de l’Ardèche.

Une romanité en partage, forgeant des terroirs historiques
La présence de la vigne y est très ancienne [5].Mais c’est l’Antiquité qui ancre les lieux et les vins dans une romanité de tous les instants, comme offerte en images dans les Arènes, les temples et fontaines de Nîmes, l’aqueduc le plus haut d’Europe ou les mosaïques restituées. Une histoire viticole se greffe sur les architectures monumentales du Pont du Gard, des cités prestigieuses et des villae, domaines agricoles qui bordent les voies romaines. La région évoque comme une seconde Italie aux colonisateurs romains. Ils propagent une viticulture à grande échelle, spéculative et très vite exportatrice, entre le Ier siècle av. J.-C. et le IIIe siècle ap. J.-C. Impossible de faire un pas sans fouler les traces de cet attrait économique.
Le triptyque romain de cultures (céréales/vignes/oliviers) perdure jusque mi- XIXe siècle. Florissante au Moyen Age, la vigne connaît, comme partout en Languedoc, une fureur de planter au XVIIIe siècle, préfiguration du passage à une monoculture de masse au XIXe siècle. Après sa destruction par le phylloxéra, hormis en côtes-du-rhône, le vignoble quitte les coteaux et la garrigue au profit des plaines riches et des cépages peu qualitatifs pour presque un siècle, avant de connaître un rebond qualitatif à partir de la fin du XXe siècle.
Cette longue histoire a forgé des terroirs qui cultivent un art de bien faire. Viennent d’abord à l’esprit les Côtes du Rhône et ses antiques vins remis à l’honneur par les Papes autour d’Avignon, présents sur les tables des grandes cours royales en France et à l’étranger, cités comme les plus grands sous l’ancien régime. Défilent Tavel et Lirac, puis Roquemaure, au port puissant et prospère, mais aussi Laudun, distingué par Olivier de Serres, Chusclan. Le plateau de Signargues, exceptionnel, prolonge la Costière, des vignobles de l’Abbatiale de Saint-Gilles jusqu’à Beaucaire. Un temps oubliés, revivent la Vaunage et son vin de Langlade [6], les vins des Seigneurs d’Uzès, devenu Duché [7]. C’est dans la viguerie basse d’Uzès, dénommée coste du Rhosne que bruissent les prémices d’une identification de terroir, entre 1615 et 1737, restreignant les plantations et estampillant les fûts du sigle « CDR » contre les fraudes. Les AOC, deux siècles plus tard, en propulsent la qualité. Confidentielle dans sa production, la clairette de Bellegarde n’en demeure pas moins patrimoniale, porteuse du plus vieux cépage du Languedoc. C’est par la Costière qu’arrive un renouveau qualitatif hors vignoble rhodanien, grâce à Philippe Lamour (AOP depuis 1989).
Parfois un terroir se construit récemment. Un petit vignoble très ancien fait place, après le phylloxéra, à une mer de vignes dans les sables de Camargue, protégés de l’insecte ravageur, et construit une aire spécifique. L’IGP vise même l’AOP pour 2021. Dans les Cévennes, des cépages interdits ressurgissent de l’après-phylloxéra également. L’IGP présidée par Christian Vigne, y mène un combat pour les réhabiliter en tant qu’éléments de leur patrimoine viticole [8].

Un art de vivre
Une civilisation s’est fondée, par la conquête romaine, dont le vin a été un agent. Elle a construit une culture dans laquelle le vin produit du sens et fait partie d’une douceur de vivre érigée en art, qui reste inscrite dans la pierre et dans les esprits depuis les Romains. Ces derniers n’avaient-ils pas doté Nîmes d’un prestige et d’un luxe auquel l’aqueduc offrait une eau courante pure et fraîche à profusion ? L’eau, déjà essentielle, offrait confort et convivialité dans les thermes, les jardins, les fontaines, partout.
Une manière d’accueillir, d’être et de penser traverse ainsi les temps. Le soleil, la beauté de paysages, la richesse du patrimoine, les fêtes, la gastronomie, un tempérament fort en dessinent les traits aujourd’hui. Le vin y devient hédonisme, émotion, partage. Il se connecte à d’autres sources : des arts, des apéros et tapas du sud, produits du terroir, marchés et estivales, pétanque, bouvine et férias, toujours rythmés de musique.
Pour en saisir la singularité, de brillants écrivains se succèdent à travers les siècles, de Racine à André Gide, des cévenols Jean-Pierre Chabrol et André Chamson à Jean Carrière, d’Alphonse Daudet à Henri Miller, des poètes Jean Reboul à Guillaume Apollinaire et Frédéric-Jacques Temple qui vient de nous quitter. « Je suis si heureux dans cette délicieuse ville aux murailles romaines, avec sa rivière calme et ses vignes … que je ne voudrais quitter la France pour rien au monde » écrit Lawrence Durell, installé à Sommières.

Des patrimoines multiformes ont jailli sur le sol gardois. Ils ont forgé une production de vins à l’identité méditerranéenne fédératrice, aux écosystèmes singuliers, marqués par l’empreinte du temps et de la nature [9]. Patrimoines, humains, vins interagissent depuis des millénaires. Ils constituent aujourd’hui les éléments moteurs de nouvelles dynamiques.

[1] Marnes calcaires de Sommières, galets roulés, lauses, sables et cailloutis de Lirac et Tavel, grès, alluvions anciens de la Costière, calcaires durs du Duché d’Uzès, terrasses du villafranchien de Signargues, coteaux secs et caillouteux de Saint-Gervais et Laudun, plaines collinaires imprégnées de garrigue de l’IGP Coteaux du Pont du Gard, sables des cordons littoraux de IGP sable-de-Camargue
[2] AOP Côtes-du-rhône, côtes-du-rhône Villages Chusclan et Laudun, Signargues, Saint-Gervais, AOP Tavel, Lirac, l’AOP Vivarais, AOP Languedoc, AOC Languedoc Sommières, Clairette de Bellegarde, Costières-de-nîmes, Duché d’Uzès, IGP Gard, IGP Cévennes, IGP Coteaux du Pont du Gard, IGP Pays d’OC, IGP Sale-de-camargue
[3] Olive et huile de Nîmes, Taureau et riz de Camargue, oignon doux des Cévennes, Figue de Vézénobres, Truffe noire d’Uzès
[4] Principalement grenache N, syrah, mourvèdre en rouge, grenache B, roussanne, marsanne, viognier, clairette en blanc
[5] Vigne cultivée sans vocation viticole d’abord, sur l’oppidum de Marduel à Saint-Bonnet-du-Gard (VIIe siècle avant notre ère), raisins dans un puits à Nîmes (Ve siècle avant notre ère), puis à usage de vinification.
[6] cités dans les archives de l’ancien régime comme les meilleurs après la vallée du Rhône, Roquemaure et Tavel (Archives de l’Intendance du Languedoc, Archives Départementales de l’Hérault)
[7] Connus depuis 1088.Racine qui séjourne dans la ville les élit comme les meilleurs du royaume sous Louis XIV.
[8] Article : https://lesclosdemiege.fr/2018/10/les-cepages-interdits-a-la-reconquete-de-patrimoines-viticoles/
[9] cf: Travail d’identité territoriale mené par l’IGP des Coteaux du Pont du Gard, Rapport Florence Monferran, Septembre 2019

Cet article a paru sur le magazine Le Point en ligne le 20 octobre 2020:
https://www.lepoint.fr/vin/decouvrir-les-vins-du-gard-il-suffit-de-passer-le-pont-21-10-2020-2397471_581.php

Share and Enjoy !

Pin It on Pinterest