L’orange, une quatrième couleur du vin ? Lorsque le journal suisse Le Temps pose la question en 2013, le phénomène d’un vin à la couleur surprenante se diffuse depuis une dizaine d’années dans les caves et les restaurants branchés des capitales européennes. La Géorgie, leur berceau, se voit à cette date inscrite au patrimoine culturel immatériel de l’humanité pour sa méthode ancestrale d’élaboration du vin en kvevris, jarres d’argile dans lesquelles le raisin macère de longs mois.
Le terme de « vin orange » est utilisé pour la première fois en 2004 par David Harvey, un importateur britannique, puis repris par des journalistes américains. A l’orée des années 2020, ce vin aux reflets ambrés suscite un véritable engouement de la part de producteurs comme d’amateurs. Vin original s’il en est – raisin blanc vinifié comme un rouge -, vin tendance, il commence à être plébiscité en Europe et dans le monde (Nouvelle-Zélande, États-Unis, Argentine, Afrique du Sud).  Comble pour un vin ancestral, la mode l’inscrit dans l’air du temps. Il entre en effet en phase avec la recherche actuelle de nouvelles saveurs, de retours aux sources et de goûts plus sains, d’accords culinaires différents. En quoi s’inscrit-il dans le paysage viticole français ? C’est une autre histoire.

Un vin de macération
Le vin orange provient de la fermentation de raisin blanc grappe entière. Le jus macère de quelques jours à quelques mois avec les parties solides, peaux, pépins et rafles, dans des contenants inspirés des kvevris, en amphores enterrées et scellées, voire en barriques. Les polyphénols contenus dans la peau qui lui donnent sa couleur orange. A la croisée du vin blanc et du vin rouge, la macération pelliculaire longue amène des arômes particuliers, détonant mélange d’une structure tannique, d’une tension et d’une fraîcheur propre aux vins blancs. De cette complexité, résulte une intensité aromatique.

Une plongée dans les origines du vin
Impossible de parler de vin orange sans s’attarder sur la Géorgie. Cette technique de vinification et de conservation des vins s’y perd dans la nuit des temps. La plus ancienne trace, un résidu sans résine ni miel [1], sans intrant en somme, conservé dans deux jarres découvertes près de la capitale Tbilissi, remonte à plus de 6 000 ans. Dans les sociétés néolithiques caucasiennes, boire et offrir du vin faisait partie quasiment de tous les aspects de la vie. Le tamada, chef de banquet, y guidait – et guide toujours – le cérémonial et les toasts portés. « Les caves à vin sont encore un lieu sacré en Géorgie » observe l’Unesco.
L’engouement actuel tient-il au fantasme de boire le premier vin, le vin originel, même si on ne sait pas s’il était vinifié ainsi ? Un pan du patrimoine mondial se dévoile, immémorial et porteur d’une nouvelle vie. Indissociable de son contenant de terre cuite en forme d’œuf, la méthode provoque un regain d’intérêt plus large pour l’élevage en amphores de toutes sortes.

Un nouvel espace pour les vins orange
Géorgie et Arménie dans le Caucase, et autres anciennes républiques socialistes soviétiques, acquièrent leur indépendance dans les années 1990 à la chute de l’URSS. L’appareil productif de vin de masse de piètre qualité démantelé, la Géorgie redécouvre ses petites productions familiales traditionnelles, jamais abandonnées, tout en redémarrant une activité sous l’impulsion d’investisseurs occidentaux.
Le pays se tourne alors vers de nouveaux débouchés, conforté par la brouille avec la Russie suivie d’un embargo sur ses produits.La technique de macération, peu usitée, se diffuse fin XXe-début XXIe siècles en Europe par l’Italie du Nord et la Slovénie, née à la même époque de l’ex-Yougoslavie [2]. Josko Gravner, vigneron à Oslavia fait figure de pionnier dans l’introduction de vins orange à partir du Frioul. Parvenu en France, le principe séduit de nombreux domaines réputés en Alsace [3], dans le Jura (Domaine Tissot), le Languedoc et le Roussillon (Domaine Gauby, Matassa) la Loire (Thierry Germain). Il conquiert la Savoie (Jean-Yves Péron) et même l’Auvergne.
Terroirs et cépages apportent leur touche. Naturellement, la Géorgie compte le plus de producteurs en vin orange, appelé localement vin ambré. Parmi 500 cépages autochtones, rkatsitelli, cépage-phare et mtsvane venus de Kaskéti, tsitska et tsolikour d’Imrétie délivrent leurs notes de fruits confits, miel, voire résine, et pierre à fusil.
Macérations italiennes sur ribolla gialla de Stanko Radikon, ou de friulano, malvasia et de vitovska, très poussées, avec un côté délicat, type infusion, macérations suisses sur chasselas et cépages locaux, comme fendant et Johannisberg d’Hans-Peter Schmidt (domaine Mythopia près de Sion), macérations alsaciennes sur cépages très aromatiques (muscat, gewurztraminer) plus épicées, macérations sur chenins de Loire, plus florales, à l’image du Domaine des grandes Espérances, macérations du sud, sur cépages ancestraux (muscat, et récemment clairette) complètent le tableau non d’un seul vin orange, mais d’une nuée de propositions différentes.
Les grands, si délicats en nez et en bouche, balaient une acidité parfois agressive, astringence ou amertume, pour déployer leurs arômes d’épices, agrumes, noyau de cerise, tilleul ou verveine, et finir sur des notes de quinine.

Tous les orange sont dans la nature
Ce n’est pas un hasard si la remise au goût du jour des vins ambrés, au milieu des années 1990 , est notamment l’œuvre de vignerons soucieux d’extraire plus de fruit et de s’affranchir des sulfites, à l’instar de Stanko Radikon, l’un des artisans de cette renaissance. La méthode de macération longue appuie la volonté de travailler sans sulfites ajoutés voire sans intrants par la stabilité qu’elle apporte aux vins. Quasiment tous les vignerons qui font des vins orange sont à minima bio. Franz Strohmeier, en Autriche, produit un Vin du silence sur ces cuvées qui nécessitent du temps, une forme chez lui de méditation. En France, c’est Thierry Puzelat, figure ligérienne des vins nature, qui importe le premier des vins géorgiens, aidé par la journaliste Alice Feiring.
Vin orange et vin nature cheminent donc de pair, en adéquation avec une recherche de naturalité, l’envie de boire plus sain, plus authentique qui s’invitent de plus en plus parmi les consommateurs.

Un vaste champ gastronomique
Le vin orange ouvre une palette d’accords culinaires qui satisfait cette triple inclination. C’est d’ailleurs sous l’impulsion de jeunes trublions de la gastronomie, à la table du restaurant Noma à Copenhague par exemple, qu’il est porté au goût du jour. Dans l’ensemble plus digeste avec un ressenti d’alcool moindre, le vin orange surprend le palais. Les tanins présents dans le vin combinés à sa légèreté, sa force de caractère ouvrent à des accords inhabituels, notamment sur une cuisine épicée, sur des viandes comme des poissons, des légumes et fromages puissants pour finir sur une harmonie de notes dorées, châtaignes des Cévennes ou abricot rôti.
Si le vin orange s’est invité sans crier gare dans nos caves et sur nos tables, inventant un nouvel espace et un nouveau vocabulaire pour parler de lui, il possède également son propre festival, le Orange Wine Festival, qui se déroule sur dix jours et rassemble des vignerons venus du monde entier.

Une proposition patrimoniale inédite
Boire un vin orange relève d’une expérience curieuse qui attire un public de plus en plus large, loin de nos codes, y compris visuels, et sans filiation, en l’état de nos connaissances, avec les patrimoines hérités du monde antique méditerranéen.
Grecs et Romains pressaient le raisin avant de le mettre dans des dolia. Ces amphores étaient couramment enterrées en Narbonnaise, comme les kvevris, mais aucune trace de macération grappe entière n’est détectable chez les auteurs antiques comme en archéologie. Nous ne pouvons parler de coutume installée autour de vins de macération en Languedoc-Roussillon comme dans l’ensemble du monde méditerranéen et occidental.
La restitution, devenue tendance, de traditions millénaires aux sources même de la naissance du vin, ouvre la voie à la redécouverte de cuvées dont la couleur, à l’instar de l’ambré géorgien, révèle des techniques d’élaboration particulières. Les vins jaunes et passerillés, qui rappellent la pratique de la surmaturation romaine, les gris et gris de gris s’inscrivent dans nos patrimoines très anciens ou plus récents, ancrés dans nos paysages et notre histoire. Vin des origines et vin revenu aux sources d’une production la plus proche de la nature, vin d’une autre saveur, vin d’une autre couleur, le vin ,« ce qu’il y a de plus civilisé au monde » selon François Rabelais, ouvre notre esprit à tous les horizons.

[1] mais contenant de l’acide tartrique, malique et succinique. Découverte en 2017
[2] Stanko Radikon à Oslavia (Frioul), Elena Pantaleoni à La Stoppa (Emilie) ET Domaine Denavolo, COS (SICILE), Dario Princic (Frioul), Movia ou Cotar en Slovénie
[3] Domaine Bannwarth, Meyer, Rietsch, gross, Binner pour ne citer qu’eux

Le tamada

L’homme, assis, tient dans sa main droite une corne destinée à boire du vin. C’est le chef de table du banquet, le tamada géorgien, qui guide le cérémonial et les toasts portés, distribue la parole, honore les qualités de chacun, rappelle la mémoire des anciens et des disparus.
Qu’importe que nous soyons au VIIe ou VIe siècle avant notre ère. Ici, à Vani, dans l’ancienne Colchide, nous voilà plongés dans une culture du vin ressurgie, intacte.

Parmi les vins dégustés :
Géorgie :
Sister Wines, kisi 2017
Marina, mtsvane, mon coup de coeur
Pheasant’s tears, kisi 2018

Dans la mouvance géorgienne :
Amphora, kydonitsa, Domaine Ligas à Pella, de loin le meilleur
Cotar, Malvazija 2016 à Komen

Jolis flacons français:
Côtillon des dames 2018 et La grande journée  2018, Jean-Yves Péron
Le génie orange, Domaines des grandes espérances, Mesland (Loir-et-cher)
Jasse, Domaine Gauby 2018 et Olla blanc 2018, Matassa
Trafalgar, Domaine Mamaruta

Ainsi que :
Testalonga, El Bandito (Afrique du sud)
Chakana estate, Torrontès 2019 (Argentine)

Cet article a paru dans Le Point en ligne le 13 juillet 2020

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