Pomologie française mid 1800's Smithsonian Libraries Biodiversity Heritage Library - copie

La création du Comité National des Appellations d’Origine, en 1935, avalise la singularité de vins, d’usages et d’histoires. Elle donne naissance en 1936 à une salve d’AOC dont, le 31 mai, l’appellation d’origine muscat de frontignan. La célébration de ses 80 ans prête à se pencher sur la lente maturation d’une idée. Le cheminement vers la reconnaissance de pratiques d’excellence court à travers les siècles, s’incruste dans les mentalités, s’immisce, ici dans les privilèges des villes médiévales, là dans des comportements protectionnistes, pour trouver son aboutissement, après un long périple législatif au XIXe et au XXe siècles.

Le cheminement dans les mentalités
A l’origine de nos vignobles, les plantations se soucient peu de cépages. Sur le modèle proposé par les agronomes romains, le sol, l’exposition, le climat priment. Aussi, si nous ne connaissons tout au plus que des familles de vignes antiques, Columelle, Palladius ou Pline l’Ancien laissent-ils dans les esprits l’ébauche de ce qui aboutira, deux millénaires plus tard, à la définition d’un terroir. « Le terroir vitivinicole est un concept qui se réfère à un espace sur lequel se développe un savoir collectif, des interactions entre un milieu physique et biologique identifiable et des pratiques vitivinicoles appliquées qui confèrent des caractéristiques distinctives au produit originaire de cet espace »[1].

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Cette notion française intraduisible, que les langues étrangères conservent tel quel, fait son entrée dans l’histoire au XVIe siècle. Linscription de la terre du lieu en tant que « terroir » dans les estimes générales et compoix fait entrer le vocable dans l’usage, sans aucune connotation particulière. Une fois la viticulture installée dans nos paysages, se construisent des systèmes de protection de son cru, en réaction à la concurrence. L’instauration de privilèges et droits d’entrée des vins étrangers à sa ville dresse une barrière tant mentale que financière à l’arrivée de vins perçus comme rivaux, conférant au vin local une valeur spécifique et une supériorité économique. Les vins du Languedoc le savent bien, qui sont bloqués par le privilège de la ville de Bordeaux depuis 1271, et ne peuvent vendre qu’après la Saint-Martin, une fois les prix en baisse. Les villes viticoles comme Frontignan régulent aussi l’arrivée de vins, y compris de leurs voisins. Le chapitre cathédral de Maguelone, déplacé à Montpellier, y est obligé de s’acquitter de droits, même moindres,  pour rentrer sa récolte intra muros[2]. Le principe est combattu au XVIIIe siècle par les Etats du Languedoc, jusqu’à la libre circulation des vins dans tout le royaume édictée par Turgot en 1776.

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Désignation du terroir du lieu, droits d’entrée fixent une sphère géographique contenue à la production, particulièrement en matière viticole. Des signaux jalonnent également la mise en avant d’une exception locale à partir du moment où son vin rayonne économiquement, à l’instar des muscats au sortir du Moyen-Age. Il ne s’agit plus seulement de protéger son vin, mais aussi la qualité de son vin contre les fraudes, et l’origine de son vin, contre les imitations. Il en va de même pour tous les crus réputés, des Cotes du Rhône à Saint-Georges d’Orques[3]. Au XVIIe siècle, Frontignan déploie un arsenal de mesures qu’il va défendre auprès du Parlement de Toulouse: registre de chais, marquage des fûts de muscat de Frontignan, contrôle des vins étrangers, inspections. Et ce, bien qu’un arrêt du Parlement de Toulouse de 1622 ait autorisé l’entrée des vins des villages voisins[4]. La marque d’origine au fer rouge apposée sur les tonneaux est confirmée au XVIIIe siècle[5]. Elle est surveillée par les consuls, qui prennent une part active à la protection du précieux nectar. Les Cahiers de doléances de 1789 inscrivent la nécessité d’une politique protectionniste, reprise après la Révolution. En 1818, Frontignan, qui vise la concurrence de Lunel, demande au préfet l’autorisation de prendre des mesures contre les vins doux produits hors de son terroir, de nommer des contrôleurs de qualité du muscat après vendange. Voici le lien entre lieu et qualité couché sur le papier.
Un autre jalon est posé avec les classements des vins, qui introduisent dans les mentalités la notion de hiérarchisation. L’usage en est fréquent depuis La Bataille des vins d’Henri d’Andeli en 1224. Fin XVIIIe siècle, divers mémoires établissent le muscat de Frontignan et de Lunel tout en haut d’une pyramide qualitative, qui repose ensuite sur les crus rouges, Cotes du Rhône, St Georges d’Orques, St Drezery, St Christol. Fin XVIIIe, les vins sont même délimités en quatre catégories : vins de renom, désignés par des noms de terroirs, comme les Cotes du Rhône et muscats,  vins de cépage, par exemple les picardans, puis viennent les produits de distillation, liqueurs et vins parfumés. Le classement interpelle les hiérarchies établies fin XXe s. entre AOC, VDQS et vins de table ![6]
L’installation d’un vignoble de masse au XIXe siècle nuit aux vins doux, dont la part dans la production s’amoindrit. Emporté par le phylloxéra, le muscat doit son salut, autour de Frontignan, à la migration des muscats vers les coteaux.

Chais - copie

Des jalons législatifs
C’est un arsenal législatif (loi Arago en 1872 et loi Pams en 1898) qui prend le relais de la protection des meilleurs crus. Ce dispositif, complété en 1907, définit les vins doux naturels (cépages, alcool), les exemptent de lourdes taxes en les maintenant sous le régime fiscal de vins ordinaires. Nouveau pas en avant, l’Appellation d’Origine est autorisée par la loi du 1 er Août 1905, afin de « protéger contre la fraude les régions productrices de nos produits les + réputés »[7]. Le Petit Méridional publie, en 1909, la tribune d’un propriétaire prônant de « faire délimiter notre région. Le muscat de Frontignan n’est pas un produit de fantaisie ; c’est un vin de cru »[8] . Des commissions locales commencent à se réunir pour procéder à cette délimitation « en vertu d’usages constants », terme ne quittera plus le champ lexical législatif.

ADH 20 MAI 1911

Quand bien même le chemin semble tracé, fin XIXe-début XXe siècles, les appellations d’origine trébuchent : Frontignan n’obtient pas la délimitation géographique que le syndicat réclamait avec insistance au Ministre de l’Agriculture, dans un courrier daté du 20 mai 1911.[9] Le Préfet de l’Hérault reconnaît « la très grande renommée » du muscat de Frontignan et la nécessité de se prémunir des nombreuses imitations. Mais il préconise « une grande prudence dans l’examen des délimitations », dans un moment où le sujet est très discuté et un projet de loi en débat. Le Ministre de l’Agriculture suit son avis et ne donne pas suite à la demande du syndicat[10]. Ce n’est qu’en 1919 que la procédure pour la délimitation des futures appellations est introduite dans la loi. Le critère «territorial » est retenu en 1927 pour des vins qui « doivent satisfaire à des conditions d’origine géographique, de cépage, d’aire de production, consacrés par les usages locaux et constants », socle commun aux futures appellations. Des syndicats de défense du cru se forment dans les années 1920, en Minervois, dans les Corbières, et à Frontignan, où l’organisation réunie par Victor Anthérieu reprend les bases des cahiers de doléance de 1789 : « toute personne étrangère à la commune ne peut introduire dans ladite commue du muscat, soit en vin, soit en fruit ». Pour asseoir la notion de terroir vigneron, Louis Chappotin rédige « le muscat à travers l’histoire » La délimitation officielle du vignoble de l’Hérault entérine, en 1932, les hiérarchies anciennes. Elle distingue les  « crus récoltés « : vins du Minervois, de Saint-Georges d’Orques et muscats de Frontignan, des «  vins ordinaires », dans les autres régions du département[11].
Le 30 juillet 1935, le Conseil National des Appellations d’Origine des vins et eaux de vie (devenu INAO en 1947) est chargé d’organiser le label, dans un contexte de crise viticole et après bien des fraudes sur les qualités. Très actif dans la phase initiale de création d’AOC (1/3 de celles existant aujourd’hui), il privilégie le critère local des appellations, entérinant la position d’influence des syndicats à l’origine des demandes. Les AOC voient le jour sur fond de Front Populaire et de revendications des ouvriers agricoles. Les vendanges se déroulent en septembre dans une grande agitation.[12]

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Le muscat obtient l’AOC en 1936 pour trois dénominations: Frontignan, muscat de Frontignan et Vin de Frontignan, sous trois vinifications possibles : vins naturellement doux produits par raisins passerillés, vins de liqueur et vins doux naturels. Le rendement des vignes ne doit pas excéder 20 hl/ha. La forme de la bouteille est même inscrite sur les tablettes.[13] Une commission de contrôle qualitatif des boissons reçues est instituée en 1937. Elle siège dans l’Hérault à partir de Mars 1938 [14]. Le 1er Mai 1939, la grêle s’abat sur le vignoble autour de Frontignan, comme un signe avant-coureur des temps sombres qui s’avancent.

Tout en se gardant de reconstruire le passé avec nos propres schémas et connaissances, des pierres et des jalons nourrissent cette idée protectrice de pratiques et de typicités, porteuse de la création des AOC en 1936. Son cheminement procède d’une maturation longue et complexe. Il n’est en rien inéluctable. A peine croit-on le principe acquis – 80 ans c’est peu au regard du flux historique – que de nouveaux dispositifs viennent le remettre en cause. La négociation actuelle sur le Trans-Atlantic Free Trade Agreement (TAFTA) pointe la fragilité de la protection de nos terroirs. Les Etats-Unis, où seules les marques sont protégées, refusent  de cesser d’utiliser 17 appellations d’origine européennes dites semi-génériques[15]. La commémoration de la création des AOC en 1936 prend tout son sens et son relief dans cette actualité brûlante qui en éclaire la singularité du contenu, à l’image du parcours du muscat de Frontignan.

Muscat 1942, pblicité papier

Notes
[1] Définition retenue par l’Organisation Internationale de la Vigne et du Vin en 2011.
[2] Arrêt de la Cour des Comptes, Aides et Finances de Mtp du 5 fév. 1756 portant règlement pour la levée des droits de subvention : un peu plus d’1 livre pour chaque muid « comme vin de terroir » que chaque habitant de Mtp aura recueilli « dans le Terroir » et taillable, et 2 livres hors taillable, ET 10 livres/ muid pour les vins hors taillable appartenant à des étrangers (au terroir). « Les personnes qui favoriseraient, en quelque manière que ce soit, l’entrée de vins étrangers seront déchues de leurs droits et privilèges d’habitant pendant le cours du bail. (Archives Départementales de l’Hérault série C)
[3] Ainsi une requête des consuls et habitants de Roquemaure demande en décembre 1738 un règlement pour empêcher que les vins des terroirs voisins ne soient confondus dans les ventes qui s’en font à l’étranger, avec les vins du cru, bien supérieurs (ADH)
[4] Arrêt du Parlement de Toulouse, Juillet 1665
[5] Arrêt du Parlement de Toulouse, 1718. D’autres communes pratiquent le marquage des tonneaux : St Georges d’Orques, Saint-Christol (instauré en 1785)
[6] Mémoires de la Chambre de commerce de Montpellier, Rapports des Intendants du Languedoc, ADH C2683 et 2684
[7] Le décret d’application de septembre 1907 stipule : il sera « statué ultérieurement sur la délimitation des régions pouvant prétendre exclusivement aux appellations de provenance des produits ». Le Ministre adjoint à ces commissions des députés des régions concernées ; les commissions devront rendre des avis motivés. (ADH)
[8] La demande est refusée le 29 janvier 1912 ADH, 7 M 529
[9] Signé par le président du syndicat Provost-Cantagrel, le courrier prie le Ministre « de faire procéder à la délimitation du territoire producteur de muscat de Frontignan », dans le seul but  d’« empêcher la fraude qui se fait sur une grande échelle sur le nom de Frontignan, et de sauvegarder une renommée nationale ».
[10] ADH 7 M 544
[11] ADH 6M 1872
[12] Les milieux patronaux craignent un sabotage et agitent les peurs dans une grande campagne de presse. ADH 7 M 541
[13] Degrés minimum : 15° minimum d’alcool acquis dont 123 g de sucre naturel par litre en vin naturellement doux, 15° et 178 g de sucre en Vin Doux Naturel avec apport de 10 % d’alcool après le début de la fermentation, 15° en présence d’un excès de sucre naturel de 125 g par litre en vin de liqueur avec apport de 15% d’alcool avant fermentation
[14] Avec Eugène Orsetti, négociant de Frontignan, Maurice Péridier, Négociant de Sète, Gustave Cayrol, et Eugène Cambon, propriétaires à Frontignan.ADH 7 M 554
[15] Le Monde, mai 2016, en particulier 3 mai 2016

Iconographie

Planche de muscat blanc, Duhamel de Monceau, Redouté, 1768
Estime générale du diocèse de Montpellier, 1519-1520 (ADH)
Mémoire Chambre de commerce de Montpellier, 1730 (ADH)
Chais Botta, 1906
Lettre du syndicat agricole de Frontignan, 20 mai 1911 (ADH)
Décret du 31 mai 1936 (ADH)
Publicité papier, 1942

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