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Depuis plus de deux mille ans, la vigne occupe notre littoral méditerranéen. Notre viticulture s’est spécialisée très tôt en vins blancs, doux en particulier, venus de l’Orient grec. Si les muscats occupent au cours de temps, en un flux et un reflux, de larges bandes littorales, la constitution du terroir, son ancienneté et la permanence de la culture viticole sur les trois communes de Frontignan, Vic et Mireval nous orientent vers des caractères hors normes.
Un terroir se constitue au fil des siècles par la combinaison d’un sol et d’un climat, la sélection lente des meilleurs cépages sur cette terre, mais aussi par le travail et les savoir-faire accumulés des hommes sur cette terre. L’agronome Pierre Torrès ajoute à la définition, début XXIe s., un « terroir qui se voit », d’une beauté qui suscite une émotion intense.
Un regard sur la très longue durée, des origines à nos jours, fait ressortir des dynamiques éclairantes, et nous oriente ici vers quatre éléments constitutifs d’une exception viticole.

1. L’ancienneté de la viticulture avec la naissance du goût du vin et de la viticulture et sur nos rivages, grâce aux Phocéens (VIe s. avant notre ère) et aux Romains (Ier s. avant notre ère). La présence en Narbonnaise, décrite par les agronomes, d’un cépage apian évocateur de notre muscat à petits grains, la vinification de passum, defrutum, qui nous font penser à nos vins doux naturels et vins cuits, ouvrent l’hypothèse d’une pratique précoce d’élaboration de vins blancs, doux en particulier, placés tout en haut de la hiérarchie des vins antiques.
2. La Continuité de la pratique viticole : Les invasions barbares ou sarrasines, les destructions par Charles Martel ou l’instabilité politique du haut Moyen-Age mettent à mal la pratique viticole sans la rompre. La nécessité d’un vin lithurgique pour les réfugiés espagnols chrétiens qui repeuplent les anciennes colonies romaines, le maintien d’une fonction honorifique du vin, par laquelle tout homme de qualité se doit de produire du vin et de l’offrir, ici les Guilhem de Montpellier, puis rois d’Aragon, le Chapitre cathédral de Maguelone, détenteur du savoir viticole, la fonction médicinale du Muscat, rempart contre les épidémies, aux vertus fortifiantes, vantées par deux grands médecins, Arnaud de Villeneuve et Gui de Chauliac, propulsent le vin dans la lumière. Le goût pour les vins doux est amplifié par le retour de l’Orient grec des Croisés et des Ordres chevaleresques, très présents sur nos rivages, mais aussi par les négociants et marchands, syriens, égyptiens ou juifs, installés dans une ville en plein essor, Montpellier. De la conjonction de ces atouts autour des XIIIe et XIVe naît un grand vin, désormais repérable dans les sources. A son service, une technique : l’invention du mutage à l ‘alcool par Arnaud de Villeneuve, une opportunité : l’installation de Papes en Avignon.
3. Le renom des vins : Le rayonnement tous azimuts des Muscats conduit à un âge d’or économique, politique, culturel entre les XVIe et XIXe s. Il s’appuie sur un poids économique du muscat, mesurable dès les premières estimes et premiers compoix : on consacre plus de terres à la vigne qu’aux grains, nécessaires à toute subsistance. Point d’orgue de ce rayonnement, le XVIIIs. sonne comme une apothéose : Voltaire les Encycoplédistes, grands médecins et voyageurs, Thomas Jefferson et grands de ce monde, premiers ampélographes, tous célèbrent le muscat. La conquête de terres, bien antérieure à la révolution industrielle, se fait au XVIIIe s. malgré l’hostilité du pouvoir central. La vigne connaît un développement commercial sans précédent, qui ne va pas toujours de pair avec la qualité. Fraudes, tricheries et concurrence jugée déloyale provoquent des réflexes de protection de son cru. Après la Révolution, l’expansion démographique et économique, les progrès techniques ouvrent pour nos territoires marqués jusque là par l’insalubrité ambiante, et de grandes difficultés de production, une période d’aisance.

4. L’exigence de qualité des hommes marque leur résistance à une viticulture de masse, à partir du XIXe s, puis standardisée, après la IIe guerre mondiale. Interrompue par l’épisode phylloxérique fin XIXe s, l’installation d’une monoculture reprend, au détriment des muscats, par une replantation massive en rouge après 1880. La généralisation du mutage à l’alcool par des négociants-propriétaires qui diffusent plus largement le Vin Doux Naturel, mais aussi des vins dérivés nettement moins qualitatifs, ouvre la voie à une viticulture industrielle. Après la seconde Guerre Mondiale, la mise en place de circuits commerciaux de grande distribution généralise et popularise la production de muscat. En parallèle, une démarche qualitative suit obstinément son chemin: les vignerons en muscat se replient sur les flancs de Gardiole, limitent leurs rendements et cherchent à obtenir reconnaissance et délimitation géographique de leur production d’excellence, ce qui est fait dès la création des AOC en 1936 pour le Muscat de Frontignan. Face à la difficile reconversion du Midi viticole, de nouvelles techniques pour élaborer le VDN, une diversification des productions de muscat à petits grains en sec, moelleux, rosé, naturellement doux, jusqu’à un passage précurseur des msucats en agriculture biologique début XXIe vienent répondre à la difficile reconversion du monde viticole local.

Ces quatre leviers ont scellé l’existence d’un terroir viticole. Deux anomalies nous alertent sur son caractère exceptionnel :
– Une spécialisation précoce à l’encontre de la construction progressive d’un terroir par sélection lente des meilleurs cépages, comme le décrit l’agronomie, à l’exemple d’André Crespy.
Plus de vin que de grains : dès que les archives nous permettent de quantifier ce phénomène, une viticulture qui a pris le pas sur les autres productions, apparaît dans les sources, alors que famines et disettes sévissent couramment. Le phénomène est localisé à : Frontignan, Vic, Mireval. A Lunel, autre producteur de muscat, la vigne reste secondaire dans le schéma cultural, reléguée sur les terres les plus éloignées du village. Dans le Sauternais, à la même époque, il n’est même pas encore question de vinification de vins doux.
L’attachement précoce des hommes au muscat à petits grains et à ces productions n’était-il que purement économique et intéressé ? La capacité des vignerons à résister dans le temps à toutes les conjonctures sans autre exemple dans l’histoire viticole nous fournit un autre éclairage. Bravant les pires fléaux (invasions, guerres, épidémies, aléas climatiques, maladies de la vigne) mais aussi les mutations économiques, vers des productions de masse ou industrielles, et les crises viticoles les plus graves, des hommes maintiennent, dans leur pratique viticole, la poursuite obstinée d’un chemin qualitatif, au point de limiter à l’extrême leurs rendements et d’amorcer très tôt une recherche de protection de leur « terroir » de production.

Ces quatre leviers décrivent bien une exception, l’histoire d’une exception viticole dans laquelle s’inscrit, en filigrane, un souci d’excellence dans la production. Un souci constant qui teste notre capacité à répondre aux défis actuels qui pèsent sur la viticulture et les muscats et appelle un devoir collectif : ne pas laisser le fil se rompre aujourd’hui.

Cet article est la synthèse de la conférence du 12 mai 2015 à Frontignan, à l’invitation des Amis du Musée et du vieux Frontignan

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