Photo: Vendanges au Domaine Lacombe Saint-Michel, A.Vick-Mengus avec l’aimable autorisation de Florence Lacour Bourgoin-Codet

Il était deux fois : deux cousins, éminents artistes, que la vigne réunit fortuitement en pays catalan. L’un, écrivain, engagé dans le Nouveau Roman, est distingué sur le tard par le prix Nobel de littérature (1985). Il passe les mois d’été dans la propriété familiale de Salses, près de Perpignan. L’autre, formé à l’École du Louvre, esthète méprisant les convenances, débarque à Perpignan au gré d’un héritage commun. Il initie le premier à l’art photographique, parcourant ensemble la ville, traitant des mêmes sujets. Même s’ils se brouillent à la suite du portrait littéraire d’André Vick-Mengus par Claude Simon dans Le vent (1957), beaucoup d’affinités continuent de les lier. Tous deux traversent le XXe siècle, témoins de leur temps et de leur région. Ils nous donnent à voir, dans leur rapport à la vigne et au vin, un pan de l’économie viticole du Roussillon.

Claude Simon à Salses,Photo Claude Nourric

André Vick-Mengus sur son triporteur, Archives familiales Lacour Bourgoin-Codet

 

Portraits croisés

André Mengus (1904-1999), qui prend le nom d’artiste de Vick et Claude Simon (1913-2005) sont des enfants du siècle. Audacieux, charismatique, le premier parcourt la région en tripoteur, cheveux au vent, ou 2 CV, son rolleiflex autour du cou. Claude Simon paraît froid, « Regard d’un bleu magnétique, la moue assez vite moqueuse, la voix pressante et rare (…) il dégageait une espèce de puissance physique, calme ». (Jacques-Pierre Amette, le Point 14 juillet 2005).

La Première guerre mondiale bouleverse leur enfance, avec la mort de leur père et beau-père. Leurs chemins convergent pendant la Seconde. Claude Simon s’évade d’un camp de prisonnier et se réfugie à Perpignan. André Mengus hérite d’une part des mêmes biens. Il s’attache immédiatement à « la beauté de ces gens et du pays », témoigne son ami Gérard Milon, maître-verrier.
Tous deux sont issus d’une classe très aisée économiquement, fréquentant les cercles intellectuels et culturels. Mais ils pratiquent leur art en autodidactes, posant leur regard sur les gitans, le petit peuple au travail, les arbres et les pierres. Désormais, les deux artistes partagent deux maisons : l’hôtel particulier de la rue de la Cloche d’Or à Perpignan, et la maison familiale de Salses, grande demeure austère, tenues du général Marchant de la Houlière. Ils y vivent conjointement et commencent une production photographique commune, ainsi que la pratique d’installations.

André Vick-Mengus en avait proposé dès les années 1920 au groupe surréaliste, notamment à André Breton et Blaise Cendrars. Il en avait résulté l’illustration d’un livre, qui sera son seul ouvrage publié : « Les Petits des hommes ». Une œuvre photographique dense s’ensuit, malgré une santé fragile. Dans sa maison d’Eùs, il habite chez ses objets, les agence dans des installations pour s’ouvrir à leur puissance d’évocation. De ces parcours aux lignes qui se croisent émanent deux regards humanistes, qui replacent l’homme dans son environnement, comme partie d’un tout. Ils rejoignent le primitivisme, mouvement qui marque tous les arts du XXe siècle. Claude Simon se dirige finalement vers la littérature. Sa famille, les lieux deviennent un motif récurrent de son œuvre. Il en gomme les références géographiques, par crainte d’être classé comme écrivain régionaliste alors que de la réalité, moteur de son récit, il crée une fiction au plus près de la terre de ses ancêtres.

Les voilà, dans les années 1940, reliés par la vigne par des ramifications familiales complexes sans jamais la cultiver. Mais la vigne, généreuse, va leur permettre de vivre de leur art.

Les Fenals : une vigne de rapport, un rapport à la vigne

Du côté de son père Claude Simon est issu d’une famille d’humbles vignerons du Jura. Mathieu-Henri Marchant de la Houlière, commandant de la forteresse de Salses, petit neveu de Voltaire, est le premier de ses ancêtres, par sa mère, à acheter des vignes, au XVIIIe siècle. Le Domaine Les Fenals, entre Salses et Fitou, entre dans la famille par alliance avec les d’Aubermesnil. Il est agrandi avec les Lacombe de Saint-Michel, lignée du général d’Empire. Plus près dans sa parenté maternelle, Claude Simon a pour oncle Henri Carcassonne, homme puissant de l’économie viticole locale. Propriétaire du Mas d’Aloès à Canet-en-Roussillon, il est le fondateur de la cave coopérative de Salses. Il entretient des liens avec la famille Viollet, qui produit à Thuir l’apéritif le plus vendu en France, le Byrrh.
André Vick-Mengus tient sa part de son beau-père Louis Codet, cousin de Claude Simon, écrivain et poète, ami d’Apollinaire.

Les Consorts Lacombe Saint-Michel associent, pour 54 ha environ au total, les descendants de ces lignées prestigieuses. Le domaine produit des AOC Rivesaltes, des blancs et des dorés, des rancios et des mistelles. D’autres raisins sont achetés pour compléter une production expédiée en grande partie en vrac, à Bordeaux ou à Beaune. En revanche, les VDN renommés, sont vendus en bouteille. Jacques-Pierre Amette se souvient d’un « rouge épais comme le sang » et d’un « doux capiteux ».

La production est confiée, comme dans toute famille bourgeoise, à un régisseur, homme de confiance, parfois de poigne. Les deux artistes en vivent en rentiers. A partir de 1947, Eugène Auzeville dirige l’exploitation. Claude Simon se prend d’amitié pour lui, tandis qu’André Mengus s’attache aux comptes tous les vendredis, journée noire dont il s’acquitte avec la même précision dans les détails que dans ses installations. Progressivement, les vignes sont vendues pour des besoins de liquidités. Les dernières partent en 1976. Pourtant, Claude Simon indiquera toujours en profession celle de « viticulteur » comme le souligne Yves Laurichesse dans les Cahiers Claude Simon. Il garde le contact avec la terre, considère l’écriture comme un travail concret, d’artisan, même si elle le mène à l’avant-garde littéraire.

Vendanges au Domaine Lacombe Saint-Michel, A.Vick-Mengus avec l’aimable autorisation de Florence Lacour Bourgoin-Codet

La vigne et le vin dans leur œuvre

Chez Claude Simon, la mémoire personnelle, les archives ne sont pas là pour attester d’une réalité. Pourtant, il nous renseigne sur des patrimoines viticoles par sa filiation. Cette famille aristocrate et bourgeoise impliquée dans l’économie locale constitue un motif récurrent de son œuvre.Le Général Jean-Pierre Lacombe Saint-Michel, personnage central des Géorgiques, Henry de la Houlière dans La route des Flandres, son arrière-grand-père Lacombe de Saint Michel dans L’Acacia fournissent la trame de son récit. Dans son ouvrage ultime, Le Tramway, le mas Aloès, cette bâtisse « aux airs de forteresse crénelée », où il passe tous les étés de son enfance, est central dans le récit, avec de passages magnifiques sur les vendanges.

Alors qu’il délaisse la gestion pratique du domaine, il rend son histoire personnelle et la vigne présents dans chaque œuvre. A l’inverse, André Vick-Mengus, impliqué dans les comptes, ne voit dans les vignobles qu’une toile de fond ou un élément de ses compositions. Ce qui l’intéresse, ce sont les grosses pierres, éboulis inquiétants ou les « casots », ces cabanes de vigne. Mais il documente en filigrane les gestes, les outils, le travail encore manuel, le cheval, les enfants et les anciens embauchés aux vendanges en une lumineuse immédiateté. Il nous donne également à voir un objet de la culture catalane dans son étrangeté : le pourou, qui sert à boire à la régalade.  Cette carafe possède une grande entrée et une petite sortie, objet universel et particulier à la fois. Quelques installations de ceps de vigne dans sa chambre, à Eùs, complètent sa collection d’objets, d’outils investis d’une charge symbolique chamanique. Jean Milon, son élève, réalisateur et photographe, résume : « Ses œuvres révèlent un monde où l’homme est lié à la nature, où il se fond dans les objets avec une intimité silencieuse ».

Pourou et bouteilles du domaine, photo Jean Milon

Évolution d’une économie viticole à travers leurs vies

Des éléments à l’apparence anodins dans leur œuvre renvoient à un état de la viticulture au XXe siècle. Ils renseignent une économie viticole en profonde mutation.

Pour preuve, cet épisode du Tramway avec le domaine voisin, accusé de produire « une abominable vinasse » mais « qui rapporte cinq ou six fois plus qu’un de ces excellents vins de coteau », ceux qu’élaborent les Fenals. Deux mondes s’opposent, à l’époque du vin rouge de masse en Languedoc-Roussillon. Cette qualité n’est pas encore valorisée en tant que telle. Elle le sera ultérieurement avec des AOC Côtes-du-Roussillon (1977) ou Collioure (1971). André Vick-Mengus fait découvrir ce rouge à Jean Milon : « A 18 ans c’est le vin qui m’a fait aimer le vin ». Il incarne des vins concentrés, puissants. Ils servaient de vins « médecins », améliorateurs par leur forte teneur en alcool et leur couleur. A l’inverse des goûts actuels, des degrés et des taux de sucre élevés étaient recherchés.

La présence de rancios témoigne d’une pratique catalane ancestrale, fondée sur un élevage en milieu oxydatif. A l’usage de la famille, on y puisait de quoi élaborer les sauces en cuisine. Destiné à la consommation personnelle, il est ici valorisé en bouteille. Les archives familiales conservent également la trace de raisins pour mistelles, c’est-à-dire des vins type Carthagène, prisés dans le Midi. La fermentation du moût de raisin frais bloquée par l’ajout d’alcool donne des vins très sucrés, titrant 15° et plus.

Lorsque Claude Simon et André Mengus arrivent sur le domaine, l’économie locale est dominée par les apéritifs. Les échelles de caves et les volumes feraient peur aujourd’hui. Les Caves Byrrh possèdent la plus grande foudre au monde (un million de litres). Le vin macère à froid – ce qui est rare à l’époque -, avec du quinquina et des épices. Il symbolise l’ère des apéritifs toniques présentés comme des remèdes. Mais les VDN, qui ont obtenu l’Appellation dès la création des AOC en1936, supplantent peu à peu ces apéritifs grâce à un régime fiscal avantageux.  Dans la cave du domaine, le Rivesaltes, sur grenache rouge, fait merveille… et les beaux jours du Roussillon. Après la IIe guerre mondiale, les progrès techniques permettent sa popularisation. La renommée des vins doux naturels, qui court depuis le Moyen-Âge, s’invite enfin sur toutes les tables.

Tous ces vins entrent au cours du temps dans une gastronomie, une culture forte. Ce sont les élixirs du dimanche, des fêtes à marquer d’une pierre blanche, mais aussi du quotidien, des anchois salés et du jambon de montagne, des calçots et des cargolades.

L’histoire du Domaine des Fenals, commencée avant la Révolution, que Claude Simon et André Mengus rejoignent à un moment d’apogée des VDN en France, s’achève à la fin des années 1970 avec la construction de l’autoroute vers l’Espagne. Le Languedoc-Roussillon, en prise aux arrachages massifs de ses vignes de vin courant, d’abord étape des grandes migrations estivales européennes, opère une reconversion vers le tourisme.

 « Saisir la beauté éphémère d’un monde qui disparaît lentement sous ses yeux »

Jean Milon décrit ainsi l’œuvre d’André Vick-Mengus. Elle a partiellement documenté celui d’un monde viticole, dont il conserve, épars, un pourou, quelques ceps et de splendides photographies. Claude Simon a redonné vie à ces temps qui s’enfuyaient à travers ses souvenirs mis en fiction. « Le prix Nobel de littérature à un vigneron français ! » titre même, précipitamment, France-Soir. Depuis sa disparition il y a vingt ans, l‘aura de sa création est entretenue par l’Association des Lecteurs de Claude Simon. De nombreuses publications enrichissent la compréhension de ses œuvres. Celles d’André Vick-Mengus n’ont été diffusées que localement. Très exigeant, il cherchait la perfection pour une publication. Gérard Milon essaie de reconstituer les albums, aux textes et photos disséminés.

A Eùs, l’association André Vick-Mengus qui revit dans ce village éminemment culturel vise à une mémoire vivante de sa maison. La divulgation de son œuvre prend une nouvelle impulsion par la numérisation des négatifs conservés. Immense tâche, menée sous la houlette de Florence Lacour Bourgoin-Codet, sa légataire. Le temps d’une juste reconnaissance arrive-t-il pour ce portraitiste dans la lignée des plus grands ?

Aujourd’hui subsiste des Fenals un Château en culture biologique et en AOP Fitou, garant encore de quelques vignes au pied des Corbières. Il témoigne de la survie d’une histoire, ancrée dans le présent viticole : le bio a maintenu des structures existantes ou renaissantes. Mais le Roussillon connaît de nouveaux tourments, en proie aux sécheresses récurrentes. Ils augurent de nouveaux tournants à prendre pour les Pyrénées-Orientales, dans d’incessantes reconversions. Quels artistes en témoigneront demain, entre les lignes ?

Pêcheur d’étang, Photo A.Vick-Mengus avec l’aimable autorisation de Florence Lacour Bourgoin-Codet

Remerciements

A Jean Milon, inspirateur du sujet, Gérard MILON, Florence Lacour Bourgoin-Codet et Vincent Lacour, Henri Ducup de Saint-Paul

Cet article a paru sur le magazine Le Point en ligne le 18:06/2025 sous le lien suivant:
https://www.lepoint.fr/vin/claude-simon-et-andre-vick-mengus-la-vigne-pour-heritage-18-06-2025-2592380_581.php

 

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