Des vignobles éclosent partout en France depuis une trentaine d’années, appuyés sur leurs cépages anciens, leurs terres volcaniques ou réimplantés suite aux changements climatiques dans l’ouest et le nord de la France.
Le mouvement atteint même la dépeuplée Lozère. « 320 millions d’années vous contemplent » sur le Mont éponyme, à 1699 m d’altitude. Le temps et les distances s’étirent entre les Causses arides où paissent vaches et moutons et les Cévennes tapissées de châtaigniers et de chênes. Les abeilles veillent depuis 20 000 ans dans leurs ruchers-troncs. Là, dans « ce labyrinthe inextricable de montagnes » aux vallées encaissées, parcouru par Robert Stevenson, la vigne se cantonne dans les gorges du Tarn naissant et la Vallée Française. Une viticulture de la rareté, de l’audace, avec ses hybrides anciens et sa culture de l’interdit, reconstruit patiemment une entité cévenole. Se faisant, elle ouvre des perspectives insoupçonnées par son vivier génétique et des pratiques anciennes d’avant-garde aujourd’hui.
Une viticulture de l’extrême
Des bancels, étroites terrasses retenues par des murs de pierre sèche, distribuent une culture conquise sur les pentes abruptes. Le climat rude éprouve le caractère et la nature. La vigne présente depuis les Romains n’y constitue pas véritablement un terroir viticole. Le vin sert aux paysans pour leur consommation, de monnaie d’échange aussi.
Elle relève aujourd’hui d’une extrême rareté : quelques hectares, quelques centaines hectos à peine contre l’oubli.(12 ha en production, et 297 hl en 2020). Reconstruire des bancels, planter, un travail colossal, non mécanisable, qu’il faut entretenir inlassablement.
Ispagnac, dans les Gorges du Tarn comptait jusqu’à 100 ha de vignes. La commune impulse l’installation de deux vignerons, en fermages longs. Sylvain Gachet, au Domaine de Gabalie en 2003 sur six hectares, à 500 m d’altitude, replante en échalas. Des cépages précoces, pinot noir chardonnay et de la syrah sont conseillés. Il y adjoint du marselan (croisement de grenache et de cabernet-sauvignon) très en vogue aujourd’hui. Il est rejoint en 2006 par Élisabeth Boyé et Bertrand Servières, à Blajoux. De cinq hectares à 700 m d’altitude, sur un terrain escarpé d’éboulis calcaire des Causses, naît le domaine des Cabridelles. Les sols pauvres peu favorables aux maladies permettent une conduite en mode biologique, pour élaborer des vins de personnalité.
Les deux domaines font cave commune à Ispagnac, dans l’ancienne coopérative fruitière Mais « Nous ne voulons plus être seuls » témoigne Sylvain Gachet. L’envie de transmettre des pionniers rencontre récemment le dynamisme d’une nouvelle génération.
Quelques nouveaux acteurs prennent la relève
Sylvain Gachet incite Marin Paquereau, qui passait ses vacances là à reprendre quelques-unes de ses vignes, après de nombreuses expériences à l’étranger. Le jeune angevin aimerait s’agrandir, planter avec le soutien de la Mairie et l’aide de l’Association Foncière Agricole. « Il y a tout à faire ici, avec beaucoup moins de contraintes, notamment un foncier moins cher ».
A Molezon, en Vallée Française, David et Valérie Flayol découvrent en 2008 des vignes abandonnées sur une des parcelles dont ils héritent au Clos de la Rouvière. Ils changent de vie pour continuer à y faire du vin, défrichent pour créer de nouveaux bancels. Ils adhèrent en 2020 au label Nature et Progrès. « Ce label, ce n’est pas que respecter son sol et ses cultures, c’est aussi se respecter en tant qu’humain, toute une philosophie de vie qui nous a beaucoup intéressés. »
A deux pas de là, deux jeunes vigneronnes fondent en 2021 le Domaine des Audacieuses. Ségolène de Boisgelin et Léa Miras plantent 2 ha sur schistes, puis 10 000 pieds en 2023 en cépages traditionnels. Elles cherchent d’autres terres pour en vivre pleinement à deux. « Cet endroit nous est si cher car il s’agit des terres de nos ancêtres mais aussi d’un lieu où la nature, le climat et le vivant vivent en parfaite harmonie ». Menée en agriculture biologique, la vigne cohabite avec des fruitiers et des oignons doux – une tradition des Cévennes – .
Tous témoignent d’un mouvement en train d’éclore, très divers dans ses options, ses cépages, ses choix d’élaboration, classiques, nature, en vin de consommation familiale. Une dynamique s’étoffe. Plusieurs jeunes cherchent un endroit pour vinifier, en montant un négoce. D’autres plantent en défrichant la forêt. La viticulture résiste et ose en Lozère.
Une viticulture de l’audace
Ne serait-ce que dans ses lieux de plantation, près des Gorges sinueuses du Tarn, ou arrachée à la forêt dans la Vallée française, la vigne se mérite ici. Les vins sont biologiques pour la plupart, sans intrants chez David Flayol, en vin nature chez Marin Paquereau. Leur audace se manifeste avec force dans le choix des cépages. Riesling, assyrtiko, souvignier gris… ils essaient tout.
En fait, la vigne n’a jamais vraiment disparu en Lozère. Elle s’immisçait partout dans le paysage, adossée aux murets, courant le long des châtaigniers ou exubérante en treille de jardin. Le vin circulait, souterrain. Car ces hauts cévenols conservent avant tout ce qui a fait leur histoire : les cépages américains interdits en 1935, et les hybrides anciens. Ils les nomment indistinctement « résistants », comme eux, de tous temps, à l’administration centrale. Ils ont perduré jusqu’à nos jours sous le manteau. Interdits jusqu’en 2021 à la commercialisation, ils réapparaissent en tant que « boisson issue de jus de raisin fermenté ».
Le clinton, emblème de la Lozère, et le jacquez abondent encore. Des hommes réhabilitent ces variétés, un mode de culture certes modeste mais porteur de leur histoire. Cultivés en treille haute (2 m) avec les légumes de subsistance au-dessous, principalement sur les sols de schistes qu’ils affectionnent, ils ne nécessitent pas ou peu de traitement.
Jean-Benoît Goulabert à Altier s’inscrit dans la lignée des Coteaux d’Aujac chers à Gilbert Bischeri et de Daniel Dematéïs côté Gard, d’Hervé Garnier côté Ardèche. Ces vignerons démontrent que ce n’est pas tant le cépage, réputé de piètre qualité, qui est en jeu, que l’impératif surtout de le vendanger à maturité, de maîtriser les vinifications et l’hygiène. Les paysans composaient avec les moyens du bord. Eux, transmettent une qualité d’élaboration des vins bluffante.
Retour en grâce des hybrides
A ces cépages anciennement interdits, il faut ajouter d’autres cépages non autorisés. Les premiers hybrides sont créés par le croisement entre les vignes européennes et les vignes américaines résistantes aux maladies qu’ils ont apportées avec eux à partir de 1845 (oidium, mildiou). Le but est de fournir un bon vin courant en abondance, qui ne nécessite ni engrais ni chimie de synthèse. Le 7120 de l’ardéchois Couderc « emprunte à l’américain sa vigueur et sa résistance, et au français sa fructification et sa valeur viticole » raconte son descendant, Freddy Couderc. La tradition d’hybridation se perpétue à Montpellier avec Bouschet au XIXe et Alain Bouquet au XXe siècle.
La question de réhabiliter ces cépages hybrides agite aujourd’hui le monde du vin. « Des vins qui pourraient être à la fois bons et sains, de surcroît accessibles ont un avenir en cette époque de changement climatique et de prise de conscience écologique » selon Jacky Rigaux. Le vigneron Valentin Morel ne dit pas autre chose. Il s’est converti aux cépages hybrides, résistants, bien vinifiés pour élaborer « Un autre vin », titre de son livre paru en 2023.
La récente Foire des cépages patrimoniaux à Sainte-Croix-Vallée-Française le démontre. Les vins médaillés ne présentent pas de complexité, mais une franchise de goût, une sensation de fraîcheur, de légèreté, comme sur le Couderc 13 blanc d’Hervé Garnier, minéral, tendu, dans le fruit. Le floral Villard blanc de David Flayol se déploie dans le gras, l’équilibre, une vraie finesse. Le Défendu de Daniel Dematéïs, qui rassemble tous les variétés américaines, baco et couderc, affirme sa puissance, épicé, souple, frais. En assemblage avec des cépages classique, ces variétés initient des goûts originaux et séduisants.
Le glanage des treilles
De plus, la culture de l’interdit, en vins de consommation familiale perdure avec les collectifs informels de jeunes glaneurs. Ils taillent les treilles, entretiennent les paysages et sont autorisés en retour à récolter les raisins. Ils en font des jus de fruits, quelques-uns du vin. Les treilles prodiguent une ressource à foison. Un pied vieux de 120 ans donne 100 litres de vin ! L’une de ces jeunes amatrices passionnées me confie « On aime tellement les treilles ». Livrées aux guêpes ou aux frelons, elles n’étaient plus récoltées que par les anciens, sans espoir de survie après eux. Ces glaneurs reprennent le flambeau d’une mémoire collective, d’une vinodiversité qui étaient en train de s’étioler. Ainsi, en Vallée Française, produisent-ils un 100 % baco noir sur schistes frais, épicé, réglissé, à l’acidité présente. Une réussite.
En s’appuyant sur leur historicité, quelques-uns œuvrent à reconstituer une entité viticole.
Des Cévennes rassemblées à travers la vigne en commun
Donner une existence concrète, physique à une entité naturelle et culturelle sans délimitation ? Est-ce le rêve que caressait Christian Vigne, alors à la tête de l’IGP Cévennes, cantonnée au haut du Gard, lorsqu’il lance la demande d’extension géographique à la Lozère et à deux cantons de l’Ardèche voisines ? La démarche légitime ces vignerons de l’extrême, s’appuie sur l’évolution du climat. « Avec la hausse des températures, la châtaigneraie dépérit en dessous de 500 m d’altitude. Pourquoi ne pas planter de la vigne dans les cantons historiques ? », s’interroge Jérôme Villaret, chargé de projet. La modification du cahier des charges du syndicat court depuis dix ans. Dans ce laps de temps, l’appellation a doublé sa production ( 100 000 hectolitres en 2021) et le nombre de ses vignerons.
La commission d’enquête de l’INAO venue en Lozère en 2022, y a validé la démarche. « Ça donnera peut-être un nouvel élan à de futures installations. C’est très important pour le développement des Cévennes et le maintien de ses agriculteurs » argumente David Flayol. L’extension de l’IGP bute encore sur l’aval des Ardéchois.
Un vivier génétique insoupçonné
Des découvertes de David Flayol laissent entendre une bien grande diversité ampélographique. « Cette année j’ai ramassé 10 treilles. Je n’ai pas trouvé deux fois les mêmes variétés ! ». Du cunningham américain, peut-être du villard noir, du baco noir, des hybrides français …
D’ailleurs, l’IGP voudrait lancer avec l’INRAE une étude génétique de tous ces pieds de vigne résistants dans les Cévennes. Le programme de recherche sur cinq ans viserait à identifier ces variétés qui ont forgé leur identité, puis à les intégrer au Catalogue national. Pratiquer des micro-vinifications pour une vision précise de leur comportement et les remettre en culture, obtenir leur autorisation, la route sera longue encore.
Les tentatives pour lever l’interdiction pesant sur les hybrides américains ont occulté la présence de cépages endémiques. Dans les Cévennes, le chatus d’Ardèche, le Noir d’Aujaguet découvert par Gilbert Bischeri dans le Gard sont rejoints par le négret de la Canourgue, un gamay branchu, identifié et conservé chez Sylvain Gachet. Ainsi, un rapport au préfet de Lozère en mars 1935 recommandait des cépages aussi intéressants que le portugais bleu, le corbeau, en noir ou la madeleine de juillet, le chasselas en blanc, qui existaient encore. Effet pervers du focus sur les interdits, on a oublié toute la richesse ampélographique antérieure. Les dérèglements climatiques changent la donne. Des cigales à 1500 m d’altitude, une chaleur suffocante l’été au fond des vallées, des cultures qui brûlent sonnent l’alarme.
Une avant-garde à l’oeuvre contre l’oubli
Les treilles et échalas, les bancels accrochés à la pente entretiennent paysages, diversifient les cultures agricoles, nourrissent une mémoire contre l’oubli. Un travail infinitésimal mais infiniment précieux se déploie, faisant ressurgir l’attachement viscéral à ce pays désertifié. Il y a quelque chose de l’ordre des derniers des Mohicans luttant contre leur disparition dans ce mouvement perceptible. Pourtant, ces battants maintenant des traditions jugées obsolètes ou moquées figurent en premiers de cordée depuis un bon moment. S’obstinant à récolter des interdits américains, glanant les raisins des treilles, et aujourd’hui développant des hybrides en tous genres, ils élaboraient des vins simples, légers et frais, accessibles au plus grand nombre. Ils pratiquaient sans attendre leur propre l’agroforesterie, celle où la vigne, en treille, tient la place de l’arbre. Bref, ils avaient un temps d’avance sur nos questionnements actuels.
Annonce :
Samedi 4 novembre, fête de la vigne et des vergers à Quézac.
Avec le groupe « Mémoire de demain », les vignerons d’Ispagnac et les vins de treilles d’amateurs
Cet article a paru en deux parties sur Le Point Vin:
Vignerons en Lozère: les derniers des Mohicans, le 11 octobre 2023
Vignerons en Lozère: les cépages hybrides en tête de pont, le 12 octobre 2023