Les implantations viticoles s’appuient dès les années 2010 sur de nouveaux propriétaires mais aussi des ingénieurs, managers, vinificateurs roumains. Une génération formée en Italie, France, Nouvelle-Zélande, Chili, parfaitement anglophone, pleine d’allant, reprend en main sa destinée viticole. Au cœur de vignobles ancestraux, des parcelles abandonnés ressurgissent sous leurs coups de pioche. Les bulldozers reconstruisent même des routes.
Parler à Théodore (comme le patriarche d’Orient), Darius (empereur perse), Nicolaï (tsar russe) et Ovide (poète latin), cela ne s’invente pas. Ils résument à eux seuls tous les flux constitutifs de cette histoire viticole. Mais ils écrivent aussi un futur qu’ils m’ont donné à entrevoir.
Trois rencontres illustrent cette nouvelle ère. Licorna Wines, dans le DOC Dealu Mare, incarne la réussite de ce modèle roumain. La Salina près de Cluj en IG Transylvanienne et Jelna Wines, en DOC Lechinta font partie des domaines qui montent en puissance. Un travail sur les cépages endémiques comme internationaux assied cette réussite 100 % roumaine. Sur de petits superficies (entre 26 et 42 ha), en vins premiums, ils gagnent petit à petit une reconnaissance internationale. Ils envisagent très différemment la conduite biologique émergente. En revanche, ils déploient un même modèle tendu vers l’œnotourisme comme levier de promotion, d’ouverture au monde et aux marchés.
Licorna Wines, sous le signe de la perfection
Licorna est née, dans le magique Dealu Mare, d’un songe enjoignant au propriétaire de créer un domaine viticole en 1909. Sur ces pentes de longue tradition viticole, où ont ressurgi de beaux vins dès les années 2000, nous dépassons le grand domaine de Budureasca. Tout en haut de la colline, Bogdan Anghel, le manager, nous accueille avec prévenance. Passionné par les cépages mondialisés et les vins faits pour durer, il est reconnu par ses pairs comme à l’international pour la pureté de ses vinifications. Il élabore des blancs très fins en barrique, se concentre aujourd’hui sur les rouges. « Nous avons fait grandir notre qualité. Ces vins du Dealu Mare demandent du temps ».
L’attention est aussi portée aux cépages anciens, notamment à la fetească, avec l’œnologue Gabriel Lacureanu, le pape du cépage. « La fetească alba a du potentiel je crois ». Il continue à produire des muscats traditionnels, sur tămâioasă românească, parfois en doux, une fois le stock écoulé, car il n’y a plus beaucoup de marché. Le premier, il expérimente une batuta neagra depuis 5 ans, dans le but de travailler un grand raisin roumain pour le rosé.
La Salina, le sel du vin
Au Nord-ouest de la Roumanie, près de Cluj-Napoca, les vignobles s’étagent en terrasses, partagées avec des moutons. Tout en bas, les mines de sel de Turda étaient déjà exploitées par les Daces. Reconverties en centre de loisirs et de santé, elles attirent une foule de touristes.
Ovidiu Maxim, vinificateur et manager de La Salina, était là dès sa création en 2011. C’est un peu son enfant. « On a nettoyé, préparé la terre, puis on a organisé tout ce que vous voyez maintenant » confie-t-il. 42 ha menés au peigne fin, sur les collines de Durgåu, à la beauté captivante. De son expérience roumaine et étrangère, en Nouvelle-Zélande, il tire une précision et un soin sur chaque détail. Il cultive cette acidité typique de la Transylvanie, qui amène fraîcheur et un petit quelque chose de plus pour nos palais. Lui aussi jongle entre cépages endémiques et internationaux. Ses fetească, équilibrées, révèlent épices et arômes floraux. Les chardonnay et sauvignon, splendides, gagnent à être connus, et le deviennent ! Le Chardonnay Barrique, élevé en fûts de 500 l et 225 l avec la tonnellerie roumaine Vlad, vient d’être distingué au concours mondial de Bruxelles. Double médaille d’or, révélation de la compétition, « c’est notre champion » et la fierté d’Ovidiu. La Salina s’ouvre à l’export, notamment au Canada. Elle complète sa gamme par une tradition d’effervescents : « Nous avons un très bon terroir, de bons cépages (chardonnay), un très bon marché ».
Au grand nord, Jelna Wines
Jelna, authentique village viticole saxon (weindorfer) des Carpates, nous amène vers la frontière nord de la Roumanie. Toute l’économie locale était basée sur le vin dans cette région taillée pour le blanc. Mais le rouge s’adapte. Des pinots noirs de garde dégustés avec Darius Pripon, le jeune œnologue, nous le prouvent. Formé d’abord à Cluj, puis à Valence en Espagne, il est parti en Italie, en Nouvelle-Zélande chez Alan Scott, chez Alira en Roumanie. Une sacrée formation, et une sensibilisation au bio et à la biodynamie. Tout était ici encore à reconstruire dans cette région redevenue sauvage, peuplée d’ours, sans routes. Darius en a tiré l’avantage de reprendre « une terre très pure », avec une ambition : « non pas d’être le meilleur, mais d’être unique. Nous connaissons le potentiel de la Transylvanie. Nous voulons faire exactement ce que nous avons en tête, que le terroir peut donner ». Sur ces montagnes volcaniques, le sol contient beaucoup d’argile bleue, difficile à drainer, mais qui préserve du stress hydrique. Ces sols donnent beaucoup de minéralité, et au-delà une énergie peu coutumière.
Épaulé par Nicolaï, à la longue expérience en Italie, il élabore des vins en levures indigènes, d’autres non, selon les années. Les résultats sont déjà là. Un sauvignon blanc à faire pâlir les nôtres, multi-médaillé dans les concours. De fines fetească blanches, suaves, si belles en rouge ! J’ai craqué pour Tria, assemblage des trois sortes de fetească, élevées en futs de chêne et d’acacia. Tout est vendu en premium, pas de circuit en grande distribution. Dans un export fort, une gamme, Navicella, est dédiée exclusivement au Japon.
Des choix différents vis-à-vis du bio
Ces vinificateurs dont les savoir-faire éblouissent par leur précision, leur soin à chaque instant, adoptent des options différentes vis-à-vis de la culture biologique émergente.
Bogdan Anghel la refuse catégoriquement. Trop risquée à expérimenter quand on n’a que 30 ha, et trop aléatoire pour lui vis-à-vis des rendements.
Ovidiu Maxim hésite. Les conditions naturelles ne se prêtent pas au bio : beaucoup de pluies, des étés chauds et pluvieux, des vallées profondes où le vent ne passe pas. « Tout le temps nous avons une forme de mildiou, et de l’oïdium ». Première étape, un riesling distant des autres cépages est certifié bio. La décision appartient aux propriétaires.
Darius Pripon a appris la biodynamie en Nouvelle-Zélande et sur le Domaine Bogdan. Son chef de culture, Vlad, a travaillé en culture biologique avec Uva sapiens en Italie pendant 5 ans. Il ne s’interdit rien, sans souci de certification. «Dans ma génération, le respect de la nature est quelque chose de normal, pas besoin de le distinguer ou de le marketer. Nous cherchons à conserver tout équilibre ». Y compris avec les ours de la Dealu Negru, « la colline noire », gourmands en raisins, qui compromettent des vendanges tardives ! Au chai, de la musique transylvanienne traditionnelle accompagne le vin. Au-delà du viticole, ils ont installé des panneaux photovoltaïques, créé 4 ha de lacs pour conserver le plus de fraîcheur possible. 62 ha de forêts ont été plantés il y a 5 ans, pour créer des courants d’air.
Mais un même modèle d’œnotourisme
L’impatience gagne à se faire connaître à l’international. Bogdan Anghel s’enthousiasme pour les projets de construction d’un hôtel et d’un restaurant à Licorna, à côté du bâtiment originel au charme rétro. Traditions et légendes veillent sur ces collines aux paysages époustouflants, emplis de verdeur et de calme. Pourtant, Bucarest n’est qu’à une heure de route. « C’est une cible pour nous. Nous développons la part touristique. 50 % de mes visiteurs sont étrangers, surtout des américains ».
L’attraction se fait économique, près de Cluj Napoca, 2e ville du pays. Dès 2013, Ovidiu Maxim a construit un emplacement au milieu des vignes pour la dégustation. Très vite, il reçoit beaucoup de demandes pour y faire de l’évènementiel (réception, grands mariages), dans un appétit grandissant de nature.
Maintenant, le tourisme d’affaires attire les cadres des grandes firmes internationales présentes. Outre les team buildings, ils veulent visiter, déguster, mais aussi se relaxer. Un restaurant, près des mines de sel, est rénové. Fous de chevaux, les propriétaires sont en train de construire un grand hôtel de 100 chambres 5 étoiles au centre équestre, près du manège et des écuries.
Le piémont des Carpates renaît de ses cendres volcaniques. Dans l’église de Jelna, du XIIe siècle, par les Saxons, un historien hongrois découvre en 2016 une mosaïque de Giotto datant de 1285. Il s’agit d’une copie de la fameuse Navicella commandée par le pape pour le Vatican. Autour de cette œuvre symbolique est née une gamme de vins. Un complexe au luxe discret sorti de terre invite au repos et au bien-être. Hôtel et restaurant, immense piscine et spa s’ouvrent sur les montagnes, le lac, les vignes proches.
Une aspiration à concrétiser ses efforts
Le vin se lève bien à l’est. A un moment où la géopolitique déplace son centre vers l’Europe orientale, il nous rappelle qu’il est un vecteur d’intégration à l’Union Européenne. Les fonds occidentaux ont permis de replanter, en cépages internationaux, réorganiser vignobles et chais, faire grandir la qualité. Les traditions ont apporté dans la corbeille des cépages originaux. Aujourd’hui, l’oenotourisme adosse au vin des cités-phares ou des patrimoines classés : la région de Tarnave avec Sibiu, capitale culturelle, la Moldavie roumaine avec ses monastères de bois colorés, la Dobrogée avec le delta du Danube et la mer Noire.
Comment porter haut la notoriété de ces vins, fins, originaux, à l’énergie folle, tant en blanc qu’en rouge ? Peu exportés, il ne leur manque que d’arriver sur nos tables, avec leur histoire mouvementée, leur culture complexe, l’élan passionné de leurs vinificateurs. Ces pays méconnus et parfois méprisés de l’Europe orientale, à l’image de la Roumanie, nous accueillent à bras ouverts, avec la fraîcheur d’une histoire qui recommence, la sagesse de ceux qui ont vécu les épreuves, et l’espoir d’arriver enfin dans la lumière, après trente ans d’efforts, sur la scène mondiale.
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