Le vin a toujours connu dans nos sociétés, depuis l’Antiquité, une fonction honorifique afin de bien recevoir ses hôtes. Doublée d’intentions politiques, diplomatiques au sommet des États, elle use du vin comme d’un instrument de négociation. Dans un contexte de baisse de consommation généralisé, de perte de nos repères, la production viticole conserve encore en quelques endroits un usage géostratégique. Des patrimoines viticoles très anciens l’incarnent. Au cœur d’enjeux dans la guerre qui la secoue, une Europe orientale, longtemps accolée à l’Empire russe, puis à l’URSS, se tourne à nouveau vers l’Ouest du continent.
Une pour trois, tous pour un
Dans les allées immenses de Wine Paris & Vinexpo, parmi des milliers et des milliers de bouteilles, une cuvée arrête nos pas. Elle nous dit comment ces régions aux frontières communes maintes fois changeantes regardent ensemble vers nous. Freedom Blend (assemblage de la liberté) rassemble trois cépages locaux de trois pays voisins. Le saperavi géorgien, le bastardo magaraciski, sa déclinaison ukrainienne, et le rara neagra moldavien unissent leurs forces dans un même flacon. L’initiative en revient au Château Purcari, le plus ancien domaine de Moldavie, et l’un des plus renommés, engagé dès 2014, après l’annexion de la Crimée par la Russie, dans un soutien à l’Ukraine.
La Mer Noire en partage
Le pourtour de la Mer Noire, central dans la naissance du vin, abrite des patrimoines viticoles uniques, pleins de caractère. Le climat propice à la vigne, baignant de soleil les collines, des terroirs soigneusement délimités par des générations de vignerons, tout concourt, jusqu’à la forme même de la Moldavie – en grappe de raisin -, à la viticulture. Les cépages indigènes ont en commun la fraîcheur, la légèreté, des arômes très floraux et fins sur les blancs, marqués par le fruit sur les rouges.
La Géorgie, berceau du vin avec l’Arménie sur les Monts Caucase, autour de 8 000 ans avant notre ère, n’a cessé de conserver ses traditions, protégées au patrimoine mondial de l’UNESCO. Ses jarres enterrées (qveris), son mode de vinification, macération grappe entière, conquièrent aujourd’hui le monde entier avec les vins orange. Ancien royaume de Colchide, pays mythique de la Toison d’Or, conquis par Alexandre le Grand, elle conserve des attaches grecques, tout comme la Moldavie, pays des Daces.
D’un point de vue viticole, l’Ukraine avait facilité dès 2018 l’émergence de vignobles artisanaux, et l’amélioration de la qualité de ses vins. Amputés de milliers d’hectares avec la perte de la Crimée, miné par les explosifs, le secteur est très touché. La Géorgie quant à elle s’aligne dès 2011 sur les indications d’origine européennes. 18 sont reconnues aujourd’hui par l’UE. De même la Moldavie base son système sur le modèle des IGP dans ses quatre régions de production.
Des pays tournés vers l’Ouest
Les trois pays partagent une attention à la conservation de leurs cépages indigènes, tout en introduisant une forte dose de cépages internationaux, français et allemands, ou espagnols. L’introduction de cépages « nobles » mondialisés légitime les efforts entrepris et les savoir-faire. La lecture des vins en est facilitée vins aussi. La fusion des raisins devance la politique, appuyée par les professionnels européens de l’élaboration du vin déjà en place. L’exportation de vins plus aisée aujourd’hui nous apportent un nouveau goût, frais, original, d’une qualité maîtrisée.
La formidable progression gustative et économique des vins, impactée par la guerre, stoppée dans son élan en Ukraine, appuie néanmoins une volonté de se tourner vers l’Occident. Leur candidature d’adhésion à l’Union Européenne, acceptée en juin 2022 pour l’Ukraine et la Moldavie et en décembre 2023 pour la Géorgie, enclenche un long processus d’intégration. Elle tente de protéger des États, des hommes et des vignobles, ressources économiques majeures. Avec les pays des Balkans qui frappent eux aussi à la porte de l’UE, c’est tout un pan du continent qui se recompose sur un plan viticole.
Le vin, reflet des mouvements sociétaux et objet d’enjeux politiques, initie parfois de curieux chemins. Des goûts différents, découverts de salon en salon, en émergent. Un vin désalcoolisé qui n’en est plus mais cherche à se rapprocher de son goût, un goût qui jaillit du sous-sol, volcanique, formant une communauté mondiale, un vin renaissant pris dans les feux de la guerre là où fut son berceau, décidément le breuvage n’a jamais pris autant d’importance dans nos vies depuis que nous en consommons moins.
Cet article a paru le 1er mars sur le magazine Le Point en ligne:
https://www.lepoint.fr/vin/le-vin-venu-de-l-est-agent-d-integration-politique-01-03-2024-2553945_581.php
Voir la 1ere partie ici:
https://lesclosdemiege.fr/2024/02/les-mues-du-vin-1-avec-le-no-low-le-vin-dans-ses-dernieres-extremites
Et la 2e ici:
https://lesclosdemiege.fr/2024/03/les-mues-du-vin-2-avec-les-vins-volcaniques-une-identite-sans-frontiere