Colette et le vin
Photo Nuits-Saint-Georges, 1930
La littérature nous livre des mots agencés, des récits romancés. Le temps passant, les œuvres muent en territoire d’observation d’une époque. Ainsi en va-t-t-il de l’œuvre de Sidonie-Gabrielle Colette, célébrée à nouveau à l’occasion du 150e anniversaire de sa naissance. Amoureuse de la vie, éperdument indépendante, la voici tour à tour autrice, danseuse, journaliste, et même créatrice de produits de beauté … Sa vie et sa production littéraire, expressions d’une sensualité et d’une gourmandise, d’une curiosité appliquée à tout sujet, nous offrent de multiples portes d’entrée.Le vin en est une. Il transparaît dans quelques œuvres, Prisons et paradis, En pays connu, Le fanal bleu. Il parsème romans, articles et correspondance. Par là, il nous donne à voir, fixé sur le papier, la transposition de terroirs et de pratiques, mais aussi leur transfiguration dans l’œuvre littéraire. Un art maîtrisé de la métaphore y produit parmi les plus belles pages écrites sur le vin, levier par ailleurs de l’émancipation d’une femme.
Un tableau vivant de patrimoine viticoles
Colette nous invite à un tour de France viticole, reproduisant la prédominance des vignobles les plus reconnus (Champagne, Bourgogne, Bordeaux) et vins doux encore très prisés. N’est-elle pas baptisée par son père au muscat de Frontignan à l’âge de trois ans? « Coup de soleil, choc voluptueux, illumination de papilles neuves. Ce sacre me rendit à jamais digne du vin ». Son goût naît de cette initiation -précoce- que sa mère poursuit à son adolescence, avec de grands crus cachés dans la guerre de 1870. Des Château Larose, Lafite, des Chambertin et des Corton, « J’ai tari le plus fin de la cave paternelle, godet à godet, délicatement ». Pourtant, elle ne pose pas de hiérarchie dans ses préférences, sinon celle de la fonction qu’elle lui attribue sur le moment. « Le vin, c’est selon sa qualité et son terroir, un tonique nécessaire, un luxe, l’honneur des mets ».
Ainsi, elle apprécie les vins de pays, ceux du Jura et de Provence. Elle évoque même un rouge « dur à la bouche comme un juron » en Corrèze (passée aujourd’hui en AOP). Son carnet de cave reflète son époque avec ses flacons précieux, des châteaux Yquem, des Pommery, mais aussi des découvertes personnelles, comme ce Jurançon, « prince enflammé, impétueux, traître comme tous les grands séducteurs ». Sa géographie sensible n’oublie pas sa terre natale, la Bourgogne pauvre de la Puisaye. Les petits vins y ont disparu, comme en bon nombre d’endroits : « Ma Bourgogne n’a point de vignes (…) Du côté de Treigny, un vin léger, d’une jolie couleur de rubis un peu mauve, ne résista pas au phylloxéra ».Un siècle plus tard, une jeune vigneronne, Raphaëlle Guyot, redonne vie à ce vignoble historique.
Colette décrit les gestes immémoriaux, la succession des vendanges auxquelles elle participe souvent, le travail en cave. Elle approche la saveur de la terre, d’une agriculture pas encore intensive mais dont elle pressent la fin. A Nuits saint Georges, « partout on travaille, mais le rythme du labeur se plie à la convenance du vin qui n’aime ni la hâte, ni la brutalité. Autour de nous règnent les sons amortis, le calme et ce luxe suprême, bientôt inaccessible à notre existence : la lenteur réfléchie, la mesure ».
Le vin, tonique de la vie
Sa conception du vin le pare de vertus pour la santé, comme sa mère lui faisait goûter de grands flacons pour vaincre sa pâleur. Vins tonifiants et vins médicaments, très présents dans sa vie et dans son œuvre, prolifèrent notamment dans l’entre-deux-guerres. Ils revigorent sans doute une France exsangue au sortir de la guerre. Colette s’inscrit en droite ligne des médecins antiques pour lesquels la fonction principale du vin était médicinale, et dans la continuité d’un François Rabelais ou d’un Voltaire, qui érigeait le muscat en élixir de vie.
A leur différence elle prône une modération dans sa consommation, même si le vin est, dans ses œuvres, constante source de gaieté et de bon compagnonnage. Sa mesure transcrit une connaissance et une pratique de la dégustation, un savoir-boire largement associé chez elle à la gastronomie. Les références et les conseils pertinents abondent dans ses écrits ou sa correspondance. Elle élabore un vin tonique dont elle livre la recette dans 38°5 : oranges d’Hyères, vin de Cavalaire et armagnac macérés 50 jours avec citron, vanille et sucre de canne. Un vin d’oranges à faire pâlir nos vins orange contemporains.
Le vin transfiguré dans l’œuvre
Mais par-dessus toutes références historiques à une époque, son art de la métaphore transfigure le vin comme le quotidien. Elle observe la nature, le mystère de la vie végétale qu’elle saisit de sa prose jusqu’au lyrisme. Les images fusent, les mots foisonnent. Ils s’emparent de nous, physiquement même. Nous les croquons. Par essence, le vin met en éveil tous les sens.
Bien sûr, se détache la volupté des descriptions. Celle du champagne de son adolescence, “murmure d’écume, perles d’air bondissantes ». Lors des vinifications en Beaujolais, “ Le Cru (…) me jeta ensemble une chape glacée d’air immobile, la divine et boueuse odeur des raisins foulés, et le bourdonnement de leur ébullition ».L’entrée en cave relève du mystérieux. « Nous descendons dans le souterrain royaume. Une très légère buée bleue – on a soufré les tonneaux – épaissit l’air sous les voûtes étoilées d’ampoules électriques ». A l’instar de son contemporain Gaston Bachelard, elle attribue une double dimension à la vigne, terrestre, où elle puise ses racines, et cosmique, soumise ciel. Il en résulte cette définition magnifique : “La vigne, le vin sont de grands mystères. Seule, dans le règne végétal, la vigne nous rend intelligible ce qu’est la saveur de la terre. (…) Quelle journée sans nuage, quelle douce pluie tardive décident qu’une année de vin sera grande entre les années ? La sollicitude humaine n’y peut presque rien, là tout est sorcellerie céleste, passage de planète, taches solaires”.
Nous comprenons que cette gourmandise est une métaphore de l’écriture, et une mesure du temps, qu’elle tente de retenir : « Mais au chevet du vin cloitré, le temps s’endort et peut-être que nous cessons un moment de vieillir ? »
L’émancipation, prélude à un féminisme récusé
Ne serait-ce que par le prisme du monde du vin, est-il pensable de voir une femme début XXe siècle connaître si bien le sujet, manier les techniques de dégustation et l’art de boire ? Son ami Henri Béraud le note : “On découvre tout de suite qu’elle sait manger ce qui, pour une femme, est rare – et qu’elle se connait en vins – ce qui est probablement unique ». Colette devient même vigneronne, entre 1925 et 1938 à Saint-Tropez. La naissance du jour – un de ses romans majeurs- doit beaucoup au domaine de La Treille muscate.
L’acte littéraire nourrit son indépendance financière et son émancipation de femme. Si elle se défend de féminisme en termes durs, le mouvement revendique sa filiation, à l’instar de Simone de Beauvoir venue l’écouter à la fin de sa vie. Les Vrilles de la vigne illustrent, dès le texte d’ouverture, cette libération à travers la métaphore du rossignol, prisonnier une nuit des vrilles d’une vigne. « Mais j’ai rompu, d’un sursaut effrayé, tous ces fils tors qui déjà tenaient à ma chair, et j’ai fui… Quand la torpeur d’une nouvelle nuit de miel a pesé sur mes paupières, j’ai craint les vrilles de la vigne et j’ai jeté tout haut une plainte qui m’a révélé ma voix ».
Le chant de Colette retentit encore. Il initie de nouvelles générations, qui l’étudient cette année au programme du baccalauréat, avec ce texte et Sido, sur sa mère. Elle y trace la voie d’une femme, libre.
Cet article a paru dans le magazine Le Point en ligne sous le lien suivant: https://www.lepoint.fr/vin/les-mots-du-vin-avec-colette-10-03-2023-2511613_581.php