Le vin perdu
J’ai, quelque jour, dans l’Océan,
(mais je ne sais plus sous quels cieux),
Jeté, comme offrande au néant,
Tout un peu de vin précieux…
Qui voulut ta perte, ô liqueur?
J’obéis peut-être au devin?
Peut-être au souci de mon coeur,
Songeant au sang, versant le vin?
Sa transparence accoutumée
Après une rose fumée
Reprit aussi pure la mer…
Perdu ce vin, ivres les ondes!…
J’ai vu bondir dans l’air amer
Les figures les plus profondes…[1]
nous dit Paul Valéry, le poète sétois, dans une rare évocation du vin. Le vin menacé, « jeté comme un offrande au néant » serait-il une denrée en voie de disparition ?
Tel le pouvoir attribué aux rois, dans la lignée des saints, de guérir miraculeusement leurs sujets par la simple parole ou le toucher, les vendanges 2020 pourraient-elles panser les plaies de la viticulture ? Frappée de nombreux maux, les dérèglements climatiques figurant parmi les plus inquiétants, et victime de dommages collatéraux (restrictions américaines à l’exportation en représailles d’aides européennes à Airbus, puis coronavirus planétaire), la campagne viticole 2019 s’est clôturée, dans un contexte de baisse structurelle de la consommation de vin, sur un épisode de distillation de crise massive. Ce n’est pas le moindre paradoxe que de voir le vin distillé – quelques 2 millions d’hectolitres autorisés par le gouvernement – transformé … en gel hydroalcoolique protecteur de la collectivité.
Des vendanges thaumaturges pour guérir des proches ?
Apposer ses mains sur le raisin pour soulager les maux de la vie. Quelques-uns sont venus au cours des années aux Clos de Miège, qui tailler un jour, plusieurs jours, qui vendanger un seau, une comporte, oublier la pression ou la douleur au milieu d’une biodiversité apaisante. Cette année encore, en duo, les vendanges ont pris un air de chemin de convalescence, le corps fourbu, les mains repues de sucre, ivre de vent et de soleil bien avant la fatigue d’avoir coupé, porté, conduit le raisin au pressoir.
Le vin retrouvé
Qui mieux que Jean-Paul Kauffmann, otage de longs mois au Liban, peut dire cette lente réappropriation de gestes dérisoires et vitaux, de plaisirs oubliés ? Relire son texte sur son retour à la dégustation après sa libération en 1988, répond, en écho, au poème de Paul Valéry:
https://cerclelitterairedecombray.files.wordpress.com/2016/12/jp-kauffmann-le-vin-retrouvc3a9.pdf
Des vendanges thaumaturges pour braver le temps ?
Comme un baume posé sur ce millésime ébranlé, la récolte promet d’être belle, prévisions de volumes à l’appui. Mais après un hiver doux, des pluies conséquentes, l’exubérance de la nature en liberté pendant deux mois, c’est la chaleur intense, sèche des mois d’été, la précocité des stades de maturation et des dates de vendanges qui marquent les esprits. Le temps s’accélère à la vigne, aussi.
Pas de miracle à attendre dans le ciel de la décennie à venir. Si le bon sens prédominait, au secours de nos pratiques ? Observant ce qui se passe à ma vigne et autour de moi, je constate que mes vendanges ne se sont guère déclenchées plus tôt. En revanche, j’ai commencé mes tris quand la plupart des viticulteurs terminaient leur apport de récolte. Attention à parler de la même chose en matière de précocité. Un muscat sec se vendange bien avant un muscat destiné à l’élaboration d’un vin doux naturel (VDN). D’autre part, il est courant ces dernières années de voir une vigne taillée fin novembre, quand je taille, par exemple, à partir de mars. Si nous revenions à un rythme de travail en accord avec celui des saisons et de la phénologie des végétaux?
« Ai-je placé le vin trop haut ? Il n’en reste pas moins qu’il a constitué pour moi un symbole, une réminiscence d’homme libre. Le vin n’est peut-être qu’un ornement de la liberté mais j’aime qu’il enjolive la mienne. Je ne prétends pas que l’usage du bon vin doive figurer sur la Déclaration des Droits de l’Homme, mais il est tout de même l’une des marques, l’une des distinctions de l’homme civilisé. »
Jean-Paul Kauffmann [2]
Puissions-nous le rester encore.
[1] Le vin perdu, dans le recueil Charmes (1922)
[2] Le Vin retrouvé, texte d’août et septembre 1988, diffusé par le Cercle littéraire de Combray. Merci à vous