Photo: Un bistrot à Saint-Germain-des-Prés, Foujita, 1920, Musée Carnavalet

 

Le vin face à sa déconsommation: bref rappel historique

 

Les Anciens, Grecs et Romains, avaient coutume de dire que là où la vigne s’arrêtait de pousser s’arrêtait la civilisation. L’affirmation traduit combien le vin était perçu comme un agent de conquête, commerciale et territoriale. Un art de vivre aux usages codifiés s’imposait en modèle aux vaincus. Aujourd’hui, ce modèle gréco-romain, référence fondatrice de nos sociétés, est doublement battu en brèche par le poids de nos activités humaines et par une lutte contre ses méfaits.

Un modèle ébranlé

Confrontées aux dérèglements climatiques, des régions entières s’assèchent déjà sur le pourtour méditerranéen. En France, des parties des Pyrénées-Orientales et de l’Aude connaissent des années sans pluie. La vigne s’y tarit. Les remontées de sel brûlent le littoral méditerranéen.
D’autre part, sortis des confinements covidiens, la production viticole affronte une désaffection brutale. Cette chute s’intègre dans un temps long.  La consommation de vin en France a baissé de 70 % en 60 ans. Elle résulte de nouveaux modes de vie mais aussi d’actions publiques luttant contre le fléau de l’alcoolisme. La tolérance européenne actuelle allait à deux verres par jour et pas tous les jours. Mais le Plan d’action mondiale de l’OMS (2022-2030) avertit qu’aucun niveau de consommation d’alcool n’est sans danger. Il vise à « réduire l’usage nocif de l’alcool dès le premier verre ».

Est-on en train de perdre cet inessentiel – le vin n’est pas un produit alimentaire de subsistance- qui nous reliait pourtant encore à la terre et aux autres ? Le breuvage a occupé bien des fonctions depuis la nuit des temps dont nous serions en train de nous détacher.

Le vin-aliment

Depuis le Néolithique, l’humanité consomme des raisins sauvages, qu’elle se met à apprécier plus mûrs, pour une meilleure ration calorique, puis fermentés. Leurs premières traces remontent à la fin du 5e millénaire avant notre ère. Une mutation génétique permet d’absorber plus facilement l’alcool, sans devenir ivre. La première gorgée de vin, qui apporte ce quelque chose de plus … de l’alcool, bien sûr, mais aussi du courage, ou se rapproche d’esprits, de dieux ébauchés.

Sa fonction nourricière traverse les âges jusqu’après la IIe guerre mondiale. Le vin alimente l’effort, au champ et au champ de bataille, jusqu’au Père Pinard de la guerre 1914-1918. Fin XXe siècle, nous basculons vers une consommation de vin-plaisir, remplaçant la quantité par la qualité. Ce qui fait dire – déjà – à l’ethnologue Jean-Pierre Albert que « moins on boit de vin, plus on en parle » en 1989.

Un art de vivre codifié

Très vite, en Grèce, s’élabore le schéma d’un savoir-boire codifié, à travers les banquets. Il cimente un groupe, en créant une identité commune, d’une classe dominante ici.Après une partie solide, le symposion (littéralement « boire ensemble ») commence. Le vin est mélangé à de l’eau dans des proportions discutées entre les convives, dans de grands cratères. Le maître de banquet distribue la parole et contrôle la montée de l’ivresse collective. Chacun se doit de se montrer brillant, récitant des poèmes, jouant de la musique. En Géorgie aussi, berceau du vin, le tamada orchestre les cérémonies. Les banquets étrusques et romains suivent, tout autant ritualisés. Croisée aux banquets gaulois, naît sans doute là cette convivialité, ce « lubrifiant social » qui nous rapproche.

Au Moyen-Âge, avec les Abbayes et les routes de pèlerinage à travers l’Europe, qui s’apparentent à nos routes oenotouristiques, le vin devient hospitalité. On offre le pain et le vin dans ces lieux choisis avec soin, précurseurs de nos terroirs.
En parallèle, tout homme de bien se doit de posséder des vignes et d’offrir son vin. La tradition antique perdure chez les princes et les rois, jusqu’aux plus petits seigneurs féodaux. Le vin d’honneur célèbre puissance et jeu diplomatique. Il s’immisce petit à petit dans tous les couches de la société. Toute fête publique ou privée permet de trinquer collectivement.

Le vin, célébration rituelle

Très tôt sacralisé, le vin est donc conçu pour se rapprocher des dieux, ou d’un dieu, à travers des rituels de libations et sacrifices, ou de communion dans la Cène : leur sang est le vin des hommes. Il symbolise la résurrection et la vie éternelle, à l’image de Dionysos (le deux fois né), d’Osiris ou du Christ.
Dans les rites funéraires, dès l’Egypte ancienne, le breuvage honore les morts, qui transitent vers l’au-delà chargés de boisson et victuailles, nourritures du corps et de l’âme. Il célèbre tout autant les vivants. Avec la religion chrétienne, le vin, don de Dieu « est comme la vie pour l’homme ». Il apporte « allégresse du cœur et gaieté de l’âme » énonce la Bible, qui en fait un don de dieu.

Le dilemme entre modération et ivresse

Dans la Grèce antique, on ne boit jamais ni du vin pur, ni seul. Le binge drinking, ce n’est pas tous les week-ends, et avec des règles précises de contrôle de la société, y compris dans les Dionysiaques, exutoires canalisés.
Le débat court déjà dans l’Antiquité, entre partisans de la mesure, à l’instar de Théognis (ne bois pas le vin avec excès mais avant d’être ivre lève-toi ») et adeptes d’une ivresse salvatrice comme le poète Alcée de Mytilène (« Il ne faut pas abandonner ton cœur à l’infortune (…) le meilleur remède, c’est de faire apporter du vin pour s’enivrer »).

Satanée mutation génétique qui nous autorise aux excès et torture notre conscience. L’ivresse a toujours inquiété, de Sénèque à Pascal : « Trop et trop peu de vin. Ne lui en donnez pas, il ne trouve pas la vérité. Donnez-lui en trop, de même ». A la suite de l’ivresse fondatrice du patriarche Noé dans ses vignes, les hommes d’Eglise hésitent, tout au long des siècles, entre le vin salut (force et de vie) et le vin péché (ivresse condamnable).

L’ivresse littéraire, d’Homère à Rabelais, d’Omar Khayyâm à Li Po, tend à l’universel avec Apollinaire : « Et je boirai encore s’il me plaît l’univers ». Les philosophes, qui plus est vignerons comme Montaigne et Montesquieu, prônent souvent la voie de la modération enseignée par Platon. C’est sans compter Voltaire, ou Diderot et d’Alembert, ardents buveurs. Dans la philosophie contemporaine, Michel Serres met en avant la convivialité : parler du vin protège de son dangereux pouvoir.
Hippocrate père de la médecine, en fixe l’usage quatre siècles avant notre ère au Ve s. avant son ère : « Le vin est une chose merveilleusement appropriée à l’homme si, en santé comme en maladie, on l’administre avec propos et juste mesure. »

Le vin médecin

Car le vin est aussi médecin. Depuis l’Antiquité, et jusque fin XXème siècle, le vin est chargé de vertus thérapeutiques. Les médecins placent la pondération et la qualité du vin au-dessus. « Buvez-en peu, mais qu’il soit bon. Le bon vin sert de médecin, le mauvais vin est un poison » dit Arnaud de Villeneuve. Il crée une « eau-de-vie » conçue comme élixir de jouvence. Antiseptique, en usage externe, fortifiant, il est recommandé pour l’appareil digestif, le cœur, la circulation, pour réchauffer ou chasser les « mauvaises humeurs » du corps.

En le prescrivant, les médecins en assurent la renommée, servant de tremplin à quelques grands vins, de Chios ou de Lesbos, de Falerne jusqu’aux muscats du sud de la France. Rabelais avant d’être grand littérateur, est médecin. Les médecins des rois, Joubert, Fagon, Chirac, prolongent cette tradition. Rempart contre les épidémies, il protège les populations de l’eau souillée. « le vin de France aliment, c’est-à-dire le vin naturel (…)  peut être, à bon droit, considéré comme la plus saine, la plus hygiénique des boissons » énonce Pasteur.
Là encore, le tournant de l’agriculture industrielle change la donne, avec l’introduction des pesticides et autres intrants de synthèse.

Fin XXe siècle, des études pointent les effets bénéfiques d’une consommation modérée sur le système cardio-vasculaire. Une partie du corps médical appuie ce propos, autour du concept du French paradox (1992). D’éminents chercheurs, prônent une consommation de vin rouge, le plus riche en polyphénols. La modération trouve son encadrement en 1991 avec la loi Evin, qui en interdit la publicité au même titre que les autres alcools.

Du vin plaisir au plaisir coupable

Mais en 2008, la molécule d’éthanol (alcool) est classée agent cancérogène par le Centre International du Cancer. L’année suivante, l’Institut National contre le Cancer, affirme les effets cancérogènes de l’alcool dès le premier verre. Un courant hygiéniste, basé sur des études scientifiques à l’opposé des précédentes, pose sa sentence. De nombreux médecins décrivent les désastres individuels ou collectifs de l’alcool, rangé parmi les drogues dures. C’est le sens vers lequel tend aujourd’hui l’OMS, chargée de lutter contre l’alcoolisme principalement en Europe et en Afrique.
Coupé de ses fondements anciens et médicinaux, diabolisé, le vin se désalcoolise à toute vitesse. Est-ce un fantasme que de chercher le plaisir du vin sans le danger ?

Une culture qui s’enfuit ?

Vin de conquête, instrument en soi de domination d’autres sociétés, sa désaffection traduit-elle aujourd’hui le déclin tant décrit de notre vieille Europe ? Le vin, conçu territorialement et intellectuellement autour de la Méditerranée, venu de l’est (Caucase et Mésopotamie) retourne-t-il vers le Levant ? Un autre grand foyer de civilisation, l’Empire du Milieu, s’est réveillé … et plante à tour de bras de la vigne, comme par un principe de vase communicant.
Érigé en produit culturel, aux codes législatifs et dégustatifs complexes, le vin a -t-il perdu les jeunes générations ? En parallèle, un basculement s’est opéré, de la préconisation de modération à un ascétisme dont on ne sait quelle fin supérieure il recherche.
Par ailleurs, on aimerait le même déploiement de moyens porté sur la pollution des sols, de l’air et de l’eau à l’échelle mondiale.

Et si nous allions, au fond de l’antre souterraine, avec Pantagruel et ses amis, chercher la vérité cachée du vin – « in vino veritas » – en écho à Érasme qui affirmait : « Le vin est la caverne de l’âme. » ? Du vin médecin au vin désalcoolisé, des millénaires nous contemplent.

Bacchus enfant, Musée de la vigne et du vin, Paris

 « Le jus de la vigne clarifie l’esprit et l’entendement, apaise l’ire, chasse la tristesse et donne joie et liesse », François Rabelais, médecin et humaniste

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