Le vin nature face à sa popularisation
Qui n’a pas entendu parler du vin nature ? Il occupe une telle place médiatique, suscite un tel engouement qu’ungreenwashing ambiant s’en empare comme d’un banal argument marketing. Outre une récupération à des fins purement commerciales, ne risque -t-il pas de se diluer dans la masse par ses apports repris partout ? Le danger vient-il seulement de l’extérieur ou de son propre mouvement également ? Comment rester soi-même en sortant de la marge ? Après les vins biologiques, les nature abordent un questionnement inhérent à toute popularisation.
Retour sur une culture vue de l’intérieur, que je pratique depuis dix ans en tant que vigneronne, que j’observe sur le terrain, où je côtoie ses protagonistes et ses détracteurs, et ceux qu’ils pourfendent.
Que sait-on des vins nature en 2023 ?
Ils n’ont toujours pas d’existence légale. Ils n’entrent donc dans aucune statistique officielle, ni sur leur production, ni sur leur consommation. Affranchi de contraintes, rebelle aux contrôles, le vin nature échappe aux radars. L’appli Raisin, fondée par Jean-Hugues Bretin en 2016, mène un travail d’investigation pour en identifier les vignerons. Leur nombre connaît une croissance fulgurante : 800 dans le monde il y a 7 ans, 2 800 aujourd’hui, dont 1 357 en France. Est-ce le signe d’une vague massive ? Si le chiffre n’est pas exhaustif, et les adhésions galopantes, notamment en 2023, la proportion reste dans la marginalité (1,81 %) sur 75 000 exploitations viticoles. Elle rappelle les 2 % de vignerons bio lors de la reconnaissance officielle de leurs vins, en 2012.
Pour la première fois, un cadre règlementaire est proposé avec la création du syndicat de défense des vins naturels en 2019. Agréé par les pouvoirs publics, il élabore une charte du « Vin méthode nature » (VMN), obligatoirement certifié bio.
Au sortir des crises sanitaires, le vin nature se déconfine lui aussi. Très présent chez les cavistes indépendants et dans les circuits courts, il apparaît en grande distribution, y compris labellisé VMN. Dans le même temps, il s’appuie sur une large couverture médiatique : au dynamisme de ses réseaux sociaux et de ses salons, s’ajoute un foisonnement de livres, bd, d’émissions radio et télé, de films. Deux documentaires, « Panorama, histoires du vin naturel » et « La Révole nature » sortent en 2023. Il a même sa propre radio, RadioVino, avec des podcasts comme « Filles de vignes ».
Cette omniprésence médiatique sans commune mesure avec son poids réel dévoile une influence profonde sur le monde du vin et dans la société.
Apports précurseurs du vin naturel
Vin sans artifices, il influe sur les pratiques de l’ensemble de la filière. Elle adopte aujourd’hui ses propositions différentes. La réduction drastique des intrants jusqu’à éliminer les sulfites ajoutés a fait tache d’huile. Les vins orange prennent place comme une 4e couleur. Les glouglous, sa marque de fabrique, légers, faciles à boire sont copieusement reproduits. Ils rappellent les vins de soif anciens, séduisent jusque dans leurs défauts. Les glouglous, la buvalité, voilà un langage inventé, qui va de pair avec de nouveaux codes de dégustation, décomplexés. Par là, ils amènent au vin de nouveaux consommateurs, notamment des jeunes et des femmes. Ils insufflent un sang neuf à une consommation de rouge en berne.
Vins artisanaux, sur de petites productions, leur offre alternative attire, dans la quête contemporaine d’une alimentation saine, soucieuse d’écologie et de transparence. Là encore, le vin nature agit avec un temps d’avance. Nombre de ses vignerons communiquent, bien avant la future composition des vins sur l’étiquette, analyses en ligne et liste des ingrédients.
Le vin nature ouvre les portes de pays viticoles inconnus, comme le Japon. Il diffuse les vins orange, ramenés de Géorgie, propage ses élevages en amphores qui font fureur aujourd’hui. De même, il remet sur le devant de la scène des régions françaises effacées, la Loire, le Jura, la Savoie. Il insuffle un nouveau dynamisme en Beaujolais, son berceau, en Alsace, Languedoc. A la pointe des questions de société, il interroge le rapport du monde du vin aux femmes. La charte du VMN intègre une position ferme contre les violences sexuelles et sexistes. La parole se libère sous l’impulsion d’Isabelle Perraud, fondatrice de l’association Paye ton Pinard. Informer en répercutant sur instagram des faits de harcèlement et d’agressions sexuelles mettant en cause un autre vigneron nature, peut mener à une lourde condamnation pour « imprudence fautive ». Cet impact fort sur la filière et dans la société n’est donc pas sans répercussions fâcheuses.
Des risques de détournement
Après les tâtonnements, les critiques, les voici imités, dans un effet de mode ou une tendance de fond ? Il est trop tôt pour le dire. Négoces et producteurs élaborent aujourd’hui des vins nature sur de gros volumes. Ils s’approprient son langage, ses codes, notamment des étiquettes loufoques. Les reproches fusent souvent à l’égard de Gérard Bertrand, leader languedocien, sur sa culture bio et biodynamique à grande échelle, ses vins orange par millions de cols, tout en lui reconnaissant un engagement réel pour l’écologie.
Le vin nature va-t-il perdre son âme, dépossédé de son expression propre ? Le ver est-il aussi dans la grappe ? A l’intérieur du mouvement, Alice Feiring, chantre américaine du vin nature, s’insurge contre de nombreuses fraudes. La filtration, proscrite comme technique traumatisante pour les vins, est de plus en plus utilisée pour pallier les risques de contamination et se passer de sulfites. De plus, des metteurs en marché viennent labelliser une seule cuvée en vin nature, arbre qui cache la forêt de leurs vins conventionnels.
Jean-Hugues Bretin, qui travaille au quotidien avec les vignerons nature, voit nombre de domaines s’étendre, sur des surfaces de plus en plus grandes. Certains muent en négoce sur des volumes « qui ne correspondent plus à la philosophie du vin naturel ».
Un vin détourné ? Une œnologie verte – thème du récent congrès national des œnologues – s’ébranle pour réduire les intrants en cave par la bioprotection (levures spéciales en vinification par exemple) et même par une future biosanitation à la vigne (levures sur feuillage). Corrective toujours, elle s’appuiera sur le vivant comme auxiliaire du vin.
Conserver son authenticité en sortant de la marge
Paradoxe de ce vin d’artisan, levier de lien social, son prix élevé freine sa diffusion. Les coûts de production et de transport s’alourdissent sur de petits volumes. L’offre, inférieure à la demande, fait le reste. Son prix minimal oscille entre 13 et 14 €. Comment démocratiser le vin nature sans renoncer à sa philosophie d’exploitation à taille humaine ? Cantonné dans une niche, il ne s’adressera qu’à des catégories aisées. Augmentant leurs volumes, des vignerons basculent dans le négoce. Le vin nature n’échappe pas à ce questionnement identitaire propre à tout mouvement en pleine croissance.
Sortant d’un cercle d’initiés, le vin nature grandit en maturité. Une meilleure maîtrise des vinifications et des élevages, plus de rigueur, une hygiène améliorée au chai, corrigent les défauts. Le goût de souris « intolérable » aux yeux d’Alice Feiring, n’est plus le marqueur dont on s’amuse.
Son souhait « d’un retour à des vins plus taniques, plus structurés », plus personnels, est exaucé, en Alsace par exemple. Une jeune génération revendique la spécificité de ses vins, ses lieux-dits. Des vins de qualité rejoignent le travail sur parcellaire d’un Thierry Germain (Loire). Jean-Pierre Amoreau, à Bordeaux, revendique des vins de garde … et une Appellation pour son seul Château, Le Puy !
Au fond, dans ce retour de balancier, revoit-on poindre les préoccupations initiales du vin nature : l’expression d’un cépage sur un terroir, à l’image du gamay en Beaujolais. Jules Chauvet, considéré comme le père des vins nature, a, depuis Marcel Lapierre, fait bien des émules. Au-delà d’un retour à des pratiques anciennes, la recherche d’équilibre à la vigne sans produits de synthèse, en cave avec peu ou pas d’intrants et sans sulfites ajoutés actent un amour du vivant et une préservation des terroirs.
Un air du temps … durable
Non, ce n’est pas un retour en arrière. Au contraire, le mouvement revêt une modernité aigüe, qui a devancé ou influé sur bien des évolutions. En prenant soin de l’humain et de la nature réconciliés, il entre aujourd’hui en résonance non seulement avec nos préoccupations pour la planète, mais aussi avec une quête de sens pour nous-mêmes, particulièrement chez les jeunes générations. La démarche maintient de petits volumes, un réseau économique, de proximité, des emplois. De l’avis de JH Bretin, « ce mouvement réussira à conserver son identité s’il garde une dimensions artisanale ».
Ombre au tableau, les changements climatiques bouleversent la donne technique, à la vigne avec leur cortège d’aléas, en cave avec une baisse d’acidité des vins, développant les flores bactériennes, des fermentations plus compliquées, des arrêts plus fréquents. Le vin nature s’adaptera-t-il lui aussi à ces modifications ? Avec quels moyens ?
En marge, à la pointe, en liberté, en avance, il importe que le vin reste vivant, et vibrant, nous entraînant dans une émotion dont nous gardons une trace … durable bien sûr.
Citations d’Alice Feiring et Jean-Hugues Bretin lors du débat « Le vin naturel est-il devenu (trop) mainstream ? » au salon Sous les pavés la vigne, Paris, mai 2023, disponible ici : https://www.radiovino.fr/le-vin-naturel-est-il-devenu-trop-mainstream-debat-du-13-05-2023-a-sous-les-paves-la-vigne-paris/
Cet article a paru dans le magazine Le Point en ligne le 19 juin 2023