Dans la douceur retrouvée, le soleil chauffe déjà la terre, tanne la peau. Planter, bêcher et découvrir de jeunes plants, ébourgeonner et épamprer, attacher, protéger … le mois de mai nous étourdit au grand air.
Travailler avec le vivant
Le vivant joue un rôle prépondérant dans le travail viticole des Clos de Miège qui composent avec les espèces végétales et animales une partition déférente. Sans produits nuisibles, les espèces s’équilibrent naturellement entre elles, entre végétaux (à part ce satané fenouil que j’ai à l’œil !) et animaux, mêlés en une chaîne interdépendante. La nature en liberté foisonne après deux mois de confinement humain. Peu troublée par nos activités, elle nous a apporté quelques surprises, de nouveaux insectes ou oiseaux, et deux petits renardeaux.
La vigne en profite pour s’épanouir, libérée autour du pied de ce qui pourrait la concurrencer, épamprée et ébourgeonnée, c’est-à-dire débarrassée des rameaux non fructifères ou bourgeons en surnombre. Une fois le feuillage aéré, nous limiterons les départs de maladie, de même que la taille tardive nous épargne des traitements. Fin mai, sur végétation saine, nous n’avons pas encore apporté les soins préventifs habituels (soufre, eau de mer, huiles essentielles)
La vigne, terrain d’expérimentations renouvelées
Courber l’échine sur les vignes toujours aussi basses, relever les jeunes plants, relever la tête dans la tempête et regarder au loin. Repartir du terrain. 2020 marque la plantation expérimentale de muscat à petits grains rouge, mutation du blanc mentionnée dans les archives et les écrits anciens comme de la plus grande qualité, mais produit en petites quantités sur le terroir de Frontignan. Les ampélographes évoquent encore fin XIXe siècle ce grain rouge, mais à la chair blanche, tout en finesse et très aromatique. La Cave coopérative de Frontignan mène depuis quatre ans une recherche sur le cépage destinée à l’obtention de l’AOC Vin de liqueur Frontignan rouge. Aux Clos de Miège, ces plants viennent reconstituer une partie de parcelle incendiée en 2019. Rouge pour rouge, je préfère de loin celui de ce nouveau venu, réconfort et promesse d’avenir.
2020 c’est aussi, après six ans d’efforts, la renaissance de notre parcelle maritime menée en production naturelle, sans chimie ni produits de synthèse, à l’exception l’an dernier d’’un passage comprenant du soufre-fleur. Nous allons juger des conditions sanitaires de cette année pour poursuivre dans cette voie.
Vieux pieds sauvés de l’abandon, ou pas sauvés mais qui ont servi de tuteurs à la reprise de rameaux, devenus jeunes pieds aptes à produire aujourd’hui, enherbement naturel, absence de labour complètent un travail en liberté ici aussi, sur des sols vivants, truffés de vers de Montpellier (qui peuvent atteindre 1,80 mètre de long), d’insectes, d’oiseaux, de pollinisateurs comme forces d’appoint. Qu’il est loin ce temps où nous avons trouvé la vigne abandonnée, à l’état de liane enracinée, qu’il fallait arracher à la terre, relever, façonner à nouveau. Le végétal nous a donné bien plus que ce que nous lui avons prodigué !
Près du creux de Miège, écroulement de falaises karstiques devenu lieu de station préhistorique, où l’humanité s’est éveillée près de l’eau source de vie, en bordure de la Méditerranée, comment procéder autrement ?
« Des égards ajustés »
Cette pratique viticole en symbiose avec un environnement hors du commun trouve aujourd’hui une corrélation dans la pensée de philosophes, anthropologues, climatologues qui se penchent tous sur notre rapport au monde vivant, nos égards nécessaires envers lui.
L’humain touché par un ravage qu’il a causé : le lien entre nos méfaits sur la biodiversité et l’apparition de virus appelés à se multiplier a été exposé dans les colonnes des médias à l’occasion de la crise sanitaire de ce début d’année [1]. Aurélien Barrau, astrophysicien et penseur, ou Baptiste Morizot, philosophe environnemental, rejoignent le paléoanthropologue Pascal Picq pour remettre l’homme à sa place : une espèce parmi 10 millions d’espèces [2].
Ce qui est en cause aujourd’hui, c’est notre parenté avec le reste du vivant, considéré comme une simple ressource que nous exterminons à grande vitesse, alors qu’il rend la planète habitable pour tous, interagit et établit du vivre-ensemble là où nous, humains, ne croyons qu’au rapport de force. Le philosophe Baptiste Morizot préconise des égards ajustés envers ce monde vivant, qui tienne compte de ce qui lui est nécessaire, des intérêts de chacun. Nos élans envers les espèces ont parfois des conséquences désastreuses, comme la réintroduction d’abeilles sur les toits de Paris qui a nui aux abeilles sauvages. D’où la nécessité d’ajuster nos réponses afin de les laisser vivre, leur permettre de reconstituer des dynamiques écologiques propres.
« On n’a pas voulu croire ce que nous savions » résume le philosophe Jean-Pierre Dupuy pour décrire notre façon de vivre dans le déni de ce que nous avons sous les yeux depuis des décennies. Aurélien Barrau parle de notre « capacité sidérante à ne tirer aucune leçon de la factualité la plus violente »
A l’exemple de Baptiste Morizot devenu pisteur de loups dans le Vercors, partir encore et toujours du terrain. L’action concrète, locale pragmatique sur la vigne et le vin nourrit une réflexion plus large sur le monde qui nous entoure, l’équilibre à rechercher. Travailler l’autonomie alimentaire du territoire, les circuits courts, les énergies renouvelables, un tourisme à taille humaine, comme un partenariat avec le Perma Social Club d’Alice Bénisty-Triay l’envisage, limiter les grands transports, l’ouvrage est déjà sur le métier pour quelques-uns d’entre nous. La culture biologique s’est construite autour de ces formes d’éthique, qu’elle doit conserver dans sa croissance prévisible pour transformer l’exception, le temps d’un confinement, en habitude, en valeur centrale.
Une poésie de l’action ?
Il y a dans ces travaux viticoles printaniers un bonheur, une nourriture de l’esprit qui, à l’image de l’harmonie vers laquelle ils tendent avec leur environnement, équilibrent la pensée et le corps, même fourbu sur une vigne basse de vieux muscat. En taillant, épamprant ou plantant un piquet, il n’est pas rare de s’arrêter sur un insecte, une nouvelle espèce végétale descendue de la garrigue, une lumière sur la vigne, son odeur en pleine floraison, un reflet fugitif à saisir avec l’appareil photo, jamais loin du sécateur. Le temps ne se mesure plus en productivité, les heures se font oublier. Un bien-être envahit, qui n’est pas de l’ordre de la possession, de l’accumulation de richesses, mais d’un accord, avec le monde environnant et avec soi-même.
Longtemps, comme un reproche, je me suis fait taxer de « poète ». Aujourd’hui, des penseurs, à l’image de l’astrophysicien Aurélien Barrau dans son dernier ouvrage, offrent un vibrant plaidoyer pour cet art, qui est « connaissance, et ensuite autorisation de transgression de cette connaissance », qui « n’est pas de la beauté, mais de la précision », en se soumettant aux règles impérieuses de la langue pour s’autoriser ensuite à réinventer le réel. J’écrivais il y a quelques années que nous devrions confier les rênes du monde aux philosophes pour le penser, et aux poètes pour le transcender. Et à tous les acteurs humains, aujourd’hui, d’une autre vie sur terre de toutes les espèces, de nous parmi 10 millions d’espèces.
Le travail aux Clos de Miège : Au cœur de la biodiversité, avril 2019 : https://lesclosdemiege.fr/2019/04/au-coeur-de-la-biodiversite-un-patrimoine-vivant-au-pays-du-muscat/
Aurélien Barrau : « Le plus grand défi de l’humanité », Michel Laffon, 2019 et Baptiste Morizot : « Manières d’être vivant », Actes sud, 2020, participaient à La grande Librairie du 20 mai 2020 sur le thème: « Et après? »
[1] Jane Goodall : https://www.francetvinfo.fr/…/coronavirus-les-humains-doive…
Valérie Masson : https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/grand-entretien-valerie-masson-delmotte-climatologue-dessine-l-apres-coronavirus-il-va-falloir-du-courage-politique-pour-eviter-les-vieilles-ficelles_3917315.html
Jean-François Guégan : https://theconversation.com/virus-quand-les-activites-humaines-sement-la-pandemie-135907
Dr Sougueh Cheik : https://theconversation.com/repenser-notre-rapport-a-une-nature-a-bout-de-souffle-134699
Marcello Vitali-Rosati: https://theconversation.com/pourquoi-on-ne-peut-plus-etre-humaniste-135384
[2] Voir l’article « Une petite musique de chambre », avril 2019 : https://lesclosdemiege.fr/2020/03/une-petite-musique-de-chambre-entre-confinement-et-travaux-viticoles/