D’une lignée vigneronne, Christine Campadieu a longtemps été à la tête du Domaine de la Tour Vieille à Collioure (Pyrénées-Orientales). Rien ne la prédestinait à écrire, si ce n’est une rencontre, celle de l’auteur américain Jim Harrison, fan de ses vins, qu’elle visite dans sa propriété dans l’Arizona. Conjonction des grands espaces de l’ouest des États-Unis et de ses « grands espaces intérieurs » qui s’ouvrent dans un moment particulier de sa propre vie, débutent alors plus de dix ans de compagnonnage. Elle nous en livre un récit non linéaire, comme une réminiscence qui suit son fil intérieur.
Sur la route avec Jim Harrison
Jim Harrison a entrepris un pèlerinage sur la tombe de ses grands auteurs admirés, à commencer par Guillaume Apollinaire. Puis il poursuit sa route mémorielle en compagnie de Christine, tour à tour guide, traductrice, secrétaire, témoin de son quotidien et de sa création.
Ils se retrouvent à Collioure, dans les pas du poète Antonio Machado, qui y est mort d’épuisement en 1939. Jim Harrison part en quête de sa sacoche perdue, qui contenait ses derniers écrits. Alors que Christine Campadieu part en quête d’elle-même : « Tout le monde s’inquiétait alors que je ressentais une liberté nouvelle qui poussait ». A Séville, sur les bords du Guadalquivir « berceau des poètes » il rejoint Machado et Federico Garcia Lorca.
Le périple se poursuit à Grenade, où Garcia Lorca fut assassiné. Jim Harrison refuse de dormir dans la chambre d’hôtel qu’il occupait « parce qu’elle « était hantée. Même le vin que je transportais était hanté. L’Espagne ne s’est jamais remise de ce meurtre » (la position du mort flottant, éd. Héros-Limite, 2021). C’est à Christine qu’il incombera d’y dormir. Il écrira encore : « Le fleuve charriait sans cesse ce fardeau d’ombre musicale jusqu’à l’océan. Au bord de la Méditerranée, j’ai entendu sa voix sur l’eau. » (op.cit.)
Sur les hauteurs de la ville, là où Garcia Lorca été vraisemblablement fusillé, le vin accompagne la cérémonie rituelle organisée par Jim Harrison, reliant les deux poètes d’un même geste. « Nous débouchons une bouteille de Mémoire d’automnes [vin de Christine élaboré à Collioure], en buvons chacun un peu au goulot, puis Jim va verser le vin sur le sol en décrivant un cercle sous les grands arbres. (…) Le chauffeur de taxi, Manolo, (…) a bu avec nous au goulot de la bouteille et il regarde Jim verser en cercle le liquide blond de ce vin élaboré sur les coteaux nourris par les restes de Machado »
L’irruption de l’imaginaire transparaît fréquemment dans la vie de l’écrivain, dans toutes ces histoires qu’il raconte à Christine, empreintes de rites indiens. Un peu Sorcier (Robert Laffont, 1998), il est surnommé le mugwa (l’ours en langue chippewah) qui part et revient des ténèbres. Magie de l’esprit, réalité tombent les frontières. Ne devient-elle pas elle-même une figure de roman pour lui ? « Durant ces voyages, j’ai grandi et j’ai immensément rêvé. Jim a vu en moi un personnage, une incarnation de sa « femme aux lucioles ».
Vin et littérature entremêlés
Ce compagnonnage du vin et de la littérature nous livre quelques inédits de Jim Harrison, croise ses amis écrivains américains, Richard Brautigan, Jim Fergus notamment. Il est aussi comme une entrée dans ses ouvrages, peuplé de gueuletons, de repas gargantuesques, de vins fins, en une carte des vins étourdissante : bierzo, vins du Priorat, cidres de Galice, chinon, manzanilla (beaucoup) parcourent ce récit. Car d’autres pèlerinages suivent, plus terre à terre. Les deux compères arpentent un autre Barcelone, celui des petits marchés et des bars populaires. A Arles, Jim Harrison fait halte après avoir visité son amie Lulu Peyraud, héroïne du Domaine Tempier à Bandol auquel il fait référence dans son œuvre. A Paris, les retrouvailles sont scellées dans des repas faramineux à Saint-Germain-des-Prés. Sur le continent américain, Christine Campadieu participe aux célèbres parties de pêches et aux repas de chasse de l’écrivain autour de sa bande d’amis. Elle nous offre, en dernière partie, des recettes partagées avec l’écrivain, les fèves au boudin noir et au sage, la pintade à la catalane, le sofregit, la polenta de Linda Harrison ou l’agneau de Lulu Peyraud. Et que dire du ragoût d’ours mexicain ? Nous entrons avec elle dans l’intimité d’une œuvre, dans ses ressorts de chair, et dans l’intimité d’un créateur au crépuscule de sa vie.
Le vin bu (la vodka coule aussi à flot) – toujours après 16h30 -, se mue en objet littéraire. Ainsi, dans la bouteille vidée sur les collines de Grenade, Christine glisse deux petites pommes de pin. Jim, ensuite, date et signe l’étiquette, en un geste renouvelé en 2022 par sa fille Jamie sur la tombe de Machado. D’ailleurs, le rite funéraire pratiqué à Grenade, – indien ? inventé ? – rappelle les rites funéraires antiques, qui laissaient provision de vin dans la tombe.
Le breuvage appelle encore d’autres fonctions, comme un langage universel. Jim Harrison, qui ne parle qu’un anglais du Michigan « un répugnant charabia » est traduit par Christine, « même si dans la plupart des pays où je voyage, la terminologie de la nourriture et du vin ne me pose curieusement aucun problème » (Un sacré gueuleton, Flammarion, 2018)
Entre pèlerinages, virées bacchiques et gastronomie multiorgasmique, une amitié est née, que la vigneronne gardait en elle. L’écrivain est mort en 2016. Il lui a peut-être légué le plus beau des cadeaux : un livre à écrire. C’est chose faite aujourd’hui, et de belle manière.
Le sorcier et la luciole, Christine Campadieu (Nouriturfu, 2024, 200 p.)
Prix du Clos de Vougeot du festival “Livres en vignes” en 2024
Retrouvez cette toute première chronique pour Les Automn’Halles, Festival du Livre à Sète sous ce lien: https://www.lesautomnhalles.fr/le-sorcier-et-la-luciole-de-christine-campadieu