L’histoire du vin a été construite -et racontée- par les hommes jusque fin XXe siècle. Aujourd’hui, sur un versant éclairé, quelques étoiles tutoient les sommets, alors que les femmes investissent tous les secteurs de la filière. Sur l’autre versant, plus sombre, ces avancées majeures ne sauraient masquer la persistance d’entraves et d’inégalités.
Sur une ligne de crête
Un livre marque cette fin d’année, par sa culture, son approche multidisciplinaire de la vigne et du vin. Encensé par les critiques, Mille vignes, penser le vin de demain (Hachette) s’inscrit déjà comme un ouvrage de référence. Il a été écrit par une femme, et quelle femme ! Pascaline Lepeltier, passée de la philosophie à la sommellerie, est devenue en 2018, en un doublé marquant, la première « Meilleur ouvrier de France » et première « Meilleur sommelier de France » (sic). Elle portera tous nos espoirs au concours mondial de sommellerie en 2023 à Paris.
Sa réussite exemplaire, à la fois dans son brio et son humilité, offre la possibilité aux jeunes femmes de se projeter dans ce métier, un des derniers à s’ouvrir à elles avec celui de cavistes. D’ailleurs, en 2014, c’est une caviste et autrice, Sandrine Goeyvaerts, qui avait été élue « Homme de l’année » (sic) par la Revue des Vins de France pour son blog La pinardothèque.
Au cours des ans, une Lalou Bize-Leroy, des femmes à la tête de grandes maisons ou de négoces partout en France, Alice Feiring figure de proue du vin nature ou l’influenceuse Margot Ducancel ont ouvert des champs du possible. Des plafonds de verre se brisent, révélant les transformations structurelles d’une filière traditionnellement patriarcale.
Un bref rappel historique éclaire le tour de force, et la portée de cette percée.
Les femmes, actrices économiques invisibles
Les femmes ont été, pendant des siècles, les grandes absentes d’une histoire viticole à laquelle elles ont pourtant largement participé. Quasi invisibles dans les archives, sans voix dans les grèves, dans les journaux, il subsiste si peu de traces d’elles. Elles sont d’’abord exclues de la transmission des exploitations dès l’ancien régime. Être veuve ou unique héritière est la seule possibilité de posséder un bien. Françoise de Lur-Saluces à Yquem, Barbe Nicole Clicquot ou Jeanne Pommery en Champagne, célèbres pionnières, entrent dans la lumière par veuvage. Mais il existe aussi des femmes vigneronnes dès le Moyen-Age. Religieuses recluses, les moniales vendangent et passent maîtres dans la commercialisation, à Beaune ou Fontevraud.
En général, les femmes fournissent une main d’œuvre à moindre coût à la vigne, notamment pendant les vendanges. A la différence de l’industrie qui emploie indifféremment hommes et femmes, la répartition du travail viticole est très sexuée aux XIXe et XXe siècles. Aux hommes, les tâches physiques, la taille, qui engage la récolte. Aux femmes, les tâches pénibles et ingrates (ramasser les sarments, échauder, relever les pampres…). Elle est corrélée à une inégalité de revenus. La rémunération des femmes est fixée à la moitié de celle des hommes jusqu’en … 1946. Bannies de tous temps des chais sous le prétexte qu’elles risquent faire tourner le vin, elles sont rejetées de son élaboration.
Les femmes investissent tous les secteurs de la filière
Une vague déferle … lentement, et en trois étapes notables.
A partir des années 1970, l’histoire des femmes du vin épouse celle d’une émancipation globale grâce aux mouvements féministes. En 1965, elles obtiennent le droit de gérer leurs biens, ouvrir un compte en banque, exercer une profession sans l’accord de leur mari, mais aussi l’accès au savoir grâce à l’ouverture à l’enseignement agricole. Un pas décisif dans la reconnaissance juridique qu’elles exercent un métier est franchi … en 1999 avec l’instauration d’un statut de collaboratrice d’exploitation, autorisant l’accès à la retraite.
La montée en puissance des femmes dans les professions viticoles prend forme fin XXe siècle. Elles investissent d’abord la gestion, la commercialisation, le marketing, puis la communication, branches dans lesquelles elles restent longtemps cantonnées. Puis les femmes grignotent les bastions de l’ingénierie, l’œnologie, la sommellerie. La mondialisation des échanges, l’apparition des réseaux sociaux leur offrent l’opportunité de s’impliquer dans de nouveaux métiers (oenotourisme, blogs, influenceurs). Elles conquièrent le devant de la scène médiatique.Mais il faut attendre le tournant des années 2000 pour assister à leur ancrage à part entière en tant que vigneronnes.
La féminisation du monde viticole franchit une troisième marche à partir de 2017, tournant dans l’expression de solidarités et de revendications fortes. Leur présence croissante se mesure dans les recensements agricoles décennaux. Les cheffes d’exploitation agricole y font leur apparition fin XXe siècle. Elles passent de 8% en 1970 à 26% en 2020, et 30 % en viticulture. Mais en chiffres, en cinquante ans, l’effectif masculin a été divisé par 4, et l’effectif féminin a peu bougé.
En revanche, la vague déferle bien dans des secteurs réputés les plus fermés aux femmes.
Élément fondamental, la féminisation s’ancre dans les formations du vin. La parité se dessine.
Sources : Agreste et MSA
Une présence accrue ne vaut pas égalité de traitement
Quelques éclats dans le plafond de verre, une féminisation des filières en marche peinent à masquer un quotidien loin d’être idyllique. Toujours démontrer son expertise pour se sentir légitime est un constat général.
Les préjugés persistent quant à leur capacité à diriger des exploitations, mais aussi des obstacles à leur installation comme vigneronnes (accès aux prêts bancaires, priorité encore donnée aux fils). Un service de remplacement de vigneronnes enceintes est en place depuis … 2019.
L’inégalité des salaires (- 10 % par rapport à un homme) va de pair avec celle de la répartition dans les secteurs d’activité. Les femmes intègrent tardivement les activités de production sur le terrain, dans la vinification, les postes techniques, notamment en caves coopératives. Si les étudiantes en sommellerie sont majoritaires dans les formations, elles ne représentent plus qu’un quart des effectifs en exercice.
Plus encore, les femmes sont peu représentées aux postes décisionnels, dans les conseils d’administration ou les organisations professionnelles qui structurent la filière. C’est là qu’elles pourraient œuvrer à leurs droits. Les premières exceptions datent de 2017 avec l’élection de Christiane Lambert à la tête de la FNSEA, et 2018 avec celle de Miren de Lorgeril à la présidence du CIVL. L’enjeu actuel se joue bien au niveau de la gouvernance. « L’omniprésence masculine peut laisser penser aux hommes qu’eux seuls sont valides et légitimes » commente Sandrine Goeyvaerts.
En ce sens, une nouvelle page s’ouvre qui affirme la place des femmes dans le monde du vin et revendique de changer de modèle.
Cet article a paru sur le magazine Le Point en ligne le 13 décembre 2022 sous le titre « Femmes du vin: une reconnaissance de haute lutte » et sous le lien suivant:
https://www.lepoint.fr/art-de-vivre/femmes-du-vin-une-reconnaissance-de-haute-lutte-13-12-2022-2501571_4.php