« La vigne est la plante délicate par excellence. Elle exige des soins constants, une sorte d’intelligence ou de divination manuelles. Puis, un beau matin, une gelée, un coup de grêle emportent tout. Dans ces soucis, dans cette précarité́, le plus humble paysan puise le sens d’une vie supérieure. De se savoir à la merci d’un nuage prédispose l’âme à la métaphysique, à la religiosité́, – aux chimères aussi…
Le vin, d’ailleurs, est aujourd’hui l’âme de ce territoire, et son espèce de dieu. Il lie et centre l’esprit d’un peuple entre tous individualiste, et dont la vie sociale risque de retourner à la tribu. Il l’enjolive aussi et le pare de ses grâces. Il lui apporte la dorure de Bacchus. »
La belle Aude, 1930
L’oubli du temps
A la saison des vendanges, les journées européennes du patrimoine nous ouvrent des portes inconnues. Arpentant des chemins inattendus, elles dévoilent des histoires, ravivent de délicieux souvenirs. Mais elles alertent aussi sur la préservation nécessaire de pans de notre mémoire collective. Tel est le cas d’un domaine viticole en perdition, lieu de création d’une œuvre littéraire effacée. Aux portes de Montpellier à Grabels, à deux pas du Domaine d’Ô, haut lieu de la culture locale, la Tuilerie de Massane attend de renaître enfin de ses cendres. Figés dans l’instant, comme victime d’une catastrophe naturelle, l’édifice, pillé, fragilisé, ses jardins et terrasses sont désormais interdits d’accès. Pourtant, ils accueillirent pendant plus de quarante ans un des écrivains les plus originaux du XXe siècle, Joseph Delteil, mi- écrivain mi-vigneron, et sa compagne, l’américaine Caroline Dudley.
Une œuvre encensée
Joseph Delteil avait été adulé à la capitale, notamment par les surréalistes, pour avoir écrit en quelques années des livres incandescents. Il enchaîna Sur le fleuve Amour (1922), Choléra (1923) et une Jeanne d’Arc iconoclaste (1925, Prix Femina) adaptée au cinéma par Carl Dreyer. Né près de Limoux, son accent occitan à couper au couteau détonnait dans les salons parisiens dont il était la coqueluche. Pourtant, il fuit … cap au sud, avec ses amis Marc Chagall et Robert Delaunay. Perpignan (1927), La Belle Aude (1930) portent trace de ce retour aux sources.
Sa rencontre en 1930 avec Caroline Dudley, initiatrice de La revue nègre marque un tournant. Caroline a fait venir de États-Unis une troupe d’artiste noirs autour du jazz-band de Sydney Bechet. Elle triomphe avec une jeune inconnue, Joséphine Baker. Joseph Delteil, émerveillé, fait de Caroline la compagne de sa vie. Elle achète une propriété viticole, Trinquevedel, près de Tavel, puis la Tuilerie de Massane en 1937. Joseph Delteil se retire alors de la vie intellectuelle parisienne pour entamer une longue quête du bonheur. « Et je suis parti… J’ai quitté Paris, j’ai quitté le monde pour un monde meilleur » (« La Deltheillerie »).
La Tuilerie de Massane
De la métairie du XVIe siècle des seigneurs de Massane, ventre de Montpellier qui nourrissait la ville, il fit son repaire. « Donc il y avait là-bas dans les garrigues de Montpellier une espèce de vieille métairie à vins, à lavandes et à kermès, a demi abandonnée, et dont j’ai fait une oasis dans le désert, un point de vie comme il y a des points d’eau ». Il y produisit son vin, au milieu des vignes et des garrigues mêlées, autant qu’il y instaura un mode de vie poétique. La Deltheillerie (1968), véritable profession de foi qui inspire les soixante-huitards, décrit cette vie à l’écoute des sens et des sensations.
La Tuilerie en elle-même constitue un patrimoine bâti remarquable, utilisé dès le Moyen-Âge pour fabriquer tuiles et briques à destination de Montpellier. Charles Gabriel Le Blanc la rachète en 1736. Il se sert de la source d’eau antique pour créer un vaste réseau hydraulique. Ainsi, il alimente les immenses jardins et fontaines du Domaine d’Ô voisin, qu’il vient également d’acquérir. L’ensemble constitue, selon le jeune historien Elias Burgel, l’une des dernières traces d’un patrimoine diffus, éclaté sur la périphérie de Montpellier en Folies[1] et métairies aujourd’hui bétonnées.
Joseph Delteil et le vin
A l’intérieur, un chai aux dimensions colossales, aux immenses foudres témoigne d’un XXe siècle où le vin coulait à flots en Languedoc. Quelques bouteilles noyées de poussière, un foudre effondré sur lui-même, il reste bien peu. Le comédien Jean-Claude Drouot se souvient comment élaborer du vin était « quelque chose de merveilleux » pour lui. Il raconte comment Joseph servait son vin à table, à la pipette, avait ritualisé les toasts portés entre amis. Il faisait lui-même sa cartagène[2] et donnait ses conseils pour bien embouteiller, que la biodynamie ne désavouerait pas[3].
Mais ses écrits parlent encore mieux de son lien intime à la vigne et au vin, né dès son enfance au pays de la Blanquette et de La Belle Aude, conforté par ce rapport étroit à la nature qui pétrit dès lors son œuvre.
Des passants célèbres
Là, dans cette Tuilerie surplombant Montpellier de son sauvage espace, le milieu intellectuel dont il s’est retiré vient à lui, du monde entier. On ne compte plus les passants célèbres. Les amis fidèles, Chagall, les Delaunay, Pierre Soulages qu’il héberge pendant la IIe guerre mondiale, les écrivains, d’Henry Miller – « Delteil est un ange, d’où sort ce type ? « – à Frédéric-Jacques Temple, Laurence Durell et bien d ‘autres, se croisent là, en un impressionnant carrefour de cultures.
Aujourd’hui encore, les intellectuels défilent à la Tuilerie en ruines. Ils se mobilisent autour du lieu, de l’homme, de l’œuvre. En 2018, Fabrice Lucchini et Pierre Soulages soutiennent la pétition lancée par la Revue Souffles.En juillet 2021, le philosophe Michel Onfray et le peintre Robert Combas se déplacent également sur le site.
Joseph Delteil, un homme actuel ?
L’esprit qui préside à son œuvre résonne à nos oreilles d’une étonnante modernité pour un homme qui prônait une Cuisine paléolithique (1964), « celle qui apparut dès le commencement par pur instinct, simple appétit entre l’homme et le monde ». Un retour aux origines, à l’état naturel, évocateur de pratiques culturales récentes. A l’homme-machine, utilisé comme un outil, il substitue l’avènement de l’homme-nature. Il dépeint une « frugalité heureuse » – aux accents de décroissance – qui doit nous inciter à repenser nos modes de vie[4]. La rupture brutale avec la capitale comme l’harmonie entre humains, animaux et campagne qu’il recherche à Grabels parlent à nos propres interrogations.
L’œuvre et la vie de Joseph Delteil et Caroline Dudley sont célébrées dans le monde entier, notamment aux États-Unis, à l’université Columbia ou chez les Amis d’Henry Miller. Mais nul n’est prophète en son pays. Malgré la densité de l’œuvre, l’acuité de la vision, rien n’a été fait, encore, pour sauvegarder ce lieu mythique. Rien n’a été fait, encore, pour protéger des patrimoines remarquables, tant bâtis que naturels. La métairie, la source de Massane, sources de vie de Montpellier depuis le Moyen-Âge, le parc et ses jardins, les vignes et les garrigues interpellent nos consciences.
Quel avenir pour La Deltheillerie ?
Après 35 ans d’indifférence et de tergiversations, le projet de la ZAC Gimel, élaboré en 2019, englobe la Tuilerie et ses sept derniers hectares dans un équipement culturel (salle de fêtes, cinéma, école) au milieu de 850 logements[5]. Il ne correspond pas, pour les associations fédérées aujourd’hui en Comité de sauvegarde de la Tuilerie de Massane, à l’esprit de La Deltheillerie[6].
Gardarem lo Delteil propose d’isoler la Tuilerie de l’ensemble de la ZAC, de porter le projet à la compétence de la Métropole et de travailler en trois axes : restaurer les bâtis, protéger les espaces naturels, la source d’eau et leur biodiversité, défendre un projet culturel (autour d ‘une maison d’écrivain) pour que la Tuilerie de Massane, lieu de mémoire et lieu de vie, retrouve sa dignité, sa fonction et son objet. « Un rapport à l’autre, à la nature et à la culture » commente, en première ligne de ce mouvement de sauvegarde, Alice Ciardi-Ducros, médecin qui côtoya Joseph et Caroline.
La thématique des Journées du Patrimoine cette année, « Patrimoine pour tous », prenait tout son sens à Grabels. Joseph Delteil appartient à tous, et il nous appartient de s’en souvenir. Dans une lettre à Henry Miller, il écrit : « N’essayez pas de changer le Monde. Changez de Monde ! ». Des mots que le temps, les modes ne démodent pas. C’est sans doute pour cela que Joseph Delteil et Caroline Dudley ne peuvent être effacés du paysage littéraire et montpelliérain, avec ses vignes, son vin et ses garrigues mêlées.
[1] Le terme désigne des résidences d’été de l’aristocratie, qui fuit la chaleur urbaine à la campagne, tout en restant proche de Montpellier.
[2] » Pour obtenir de la vraie cartagène, il vous faut choisir d’excellents raisins, blancs, et évidemment. Dès que vous avez écrasé le contenu d’une bouillie – si possible avec vos pieds bien sûr- vous versez le jus sans attendre la fermentation dans plusieurs flacons et vous pouvez dès lors préparer la cartagène : vous mettez trois cuillerées, ou trois verres selon la quantité, de moût et un verre d’eau-de-vie, du marc de préférence. Trois, un. Trois, un ». Recette confiée à Jean-Marie Drot dans « Vive Joseph Delteil ».
[3] « il faut toujours embouteiller par vent du Nord et pour être précis, par vent du Nord et Lune vieille ; mieux encore, tout à fait à la fin du quartier. » Joseph Delteil. Prophète de l’an 2000. Jean-Marie Drot, 1990
[4] « Sa seule mode à lui consiste à écouter, à traduire les voix de la terre, du silence et de la rumeur des choses, des bêtes, des astres, de l’amitié illuminant, du corps définitivement rivé aux tremblements du ciel, aux oiseaux, aux eaux vives, aux mousses, aux craquements des ceps. (…). » écrit André Laude (Les nouvelles littéraires, 10_17 novembre 1976)
[5] Projet consultable ici : http://www.ville-grabels.fr/3021-avis-de-consultation.htm#:~:text=%20La%20ZAC%20«%20Ecoquartier%20GIMEL%20»%20s’étend,d’urbanisme%20comportant%20des%20formes%20permettant%20de…%20More%20
[6] Pétition en ligne : https://www.change.org/p/gardarem-lo-delteil-le-domaine-viticole-de-la-tuilerie-de-massane-à-grabels-menacé-par-les-projets-municipaux
Merci à Alice Ciardi-Ducros et Joël Bast pour les apports photographiques.
Cet article a paru dans le magazine Le Point en ligne sous le titre « Joseph Delteil et la Tuilerie de Massane, un patrimoine à sauver » le 24 septembre 2021:
https://www.lepoint.fr/vin/joseph-delteil-et-la-tuilerie-de-massane-un-patrimoine-a-sauver-24-09-2021-2444566_581.php