S’écartant de la route départementale qui monte de Nîmes vers le Piémont cévenol, l’air se fait plus vif, le paysage, arpenté de petites rivières, plus vallonné. Alors que forêts et garrigue se densifient, le chemin s’élève doucement vers le village de Saint-Just-et-Vacquières. A l’amorce des Cévennes, sans réelles frontières que celles, culturelles, forgées par la Guerre des Camisards, résistances et révoltes ont aussi ouvert les bras à tous les réfugiés. En tournant vers le hameau de Vacquières se dresse le Mas des Justes, qui résonne comme un écho à ceux qui, durant la IIe guerre mondiale, ont caché et sauvé des juifs. Romain Rigon, président de la Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC) « Sur le chemin des Cévennes » y a élu domicile. Il y voit « notre juste contribution au territoire. C’est juste au bon moment et … à Saint-Just ». En effet, ici où la nature et l’homme se sont façonnés mutuellement selon l’écrivain Jean-Pierre Chabrol, prend racine un projet d’écosystème vertueux, ancré dans son territoire, pensé pour sa pérennité à long terme.
Préserver un patrimoine viticole et une biodiversité déjà entretenue, créer une microéconomie valorisante, équilibrée pour l’homme et la nature, échanger entre acteurs, transmettre des savoirs, différentes idées mises en lien interagissent dans un ensemble savamment pensé, cohérent et éthique.
Un modèle économique alternatif
Le projet s’agrège autour de la prise de parts dans la SCIC, à but non lucratif. Il porte en effet les valeurs collectives d’une économie sociale et solidaire qui a fortement imprégné les mentalités gardoises depuis Charles Gide. 95% de l’objectif réalisé en moins d’un an, 200 sociétaires comme autant de copropriétaires, gratifiés en productions du domaine, le programme lancé en février 2020, juste avant la pandémie, séduit tant particuliers qu’entreprises et institutions. Dans un monde à la recherche de nouveaux repères, il propose un autre schéma de développement.
La SCIC récupère d’abord 20 ha dont 13,5 ha en vignes en culture biologique, par l’entremise de la cave coopérative de Saint-Maurice-de-Cazevieille, son mentor. Ce faisant, elle sauve notamment des parcelles « sanctuaires » de vieux carignan et cinsault de plus de 70 ans, replante en blanc aussi. Puis elle repense le vignoble dans un ensemble de productions (miel, plantes aromatiques, etc.). La conversion en biodynamie du domaine dès 2021 vise à prendre en compte la globalité de l’activité agricole dans un équilibre et des interactions entre cultures, pour conserver, voire améliorer la biodiversité présente.
Par exemple, des sociétaires plantent en janvier 2021 une parcelle apicole de 70 ares mêlant dix ruches sédentaires et des essences aux propriétés mellifères et aromatiques. La distillerie locale de Bel Air procurera distillats et huiles essentielles pour la vigne. Avec la création de haies de bordures (600 arbres), des couverts végétaux et paillages, l’idée est de protéger la vigne contre les agresseurs plutôt que traiter en aval avec des produits.
La valorisation économique s’inscrit ici dans une logique qui s’éloigne des contraintes de gestion d’une cave comme Saint-Maurice-de-Cazevieille, avec ses 200 000 hl, ses 530 ha en bio. Laurent Durif, directeur général des deux structures en fait « le vrai sens de ma mission : une pérennité économique en trouvant un chemin vertueux ». Ainsi, la SCIC vise à élaborer un vin de qualité, en IGP Cévennes, autour des cépages du sud de la France. L’empreinte des justes, un rouge, fera figure d’étendard du terroir et de vins tout en fraîcheur et en finesse.
L’humain au cœur d’un collectif
La parcelle sanctuaire de vieux carignan, les sociétaires l’ont vendangé à la main en septembre 2020. Vignes ancestrales, vinification en macération carbonique, le retour aux sources s’apparente à un retour au collectif. L’échange concret, sur le terrain, simplifie le contact. Il tend également des ponts entre le monde agricole et non professionnels. Une (bio)dynamique, source de nouvelles idées, se met en place dans ces interactions entre partenaires du projet, Le Mas des Justes s’appuie sur l’expertise des acteurs locaux (Cave coopérative, distillerie, apiculteurs, bureau d’étude AGROOF) et institutionnels (Alès-Pays Cévennes). Il s’ouvre à une transmission de savoirs, mêlant pédagogie et culture, par la création d’une synergie entre différentes activités : oenotouristique avec un sentier d’interprétation, une immersion ludique en réalité virtuelle, culturelle avec des spectacles en lien par exemple avec la Scène Nationale d’Alès.
Romain Rigon, garant des valeurs du groupe, résume simplement la dimension humaine défendue ici : « On a besoin de ces projets collectifs pour se faire du bien ». Sophie Marceau-Delfaud, sociétaire bordelaise, le confirme : « En mettant quelques économies dans la SCIC, c’est un cadeau que je me suis offert. Me faire plaisir en renouant avec une histoire viticole familiale, faire vraiment du vin, entourée de paysages magnifiques, avec d’autres gens ».
Avec 35 % de ses sociétaires résidant hors Occitanie, et presque la moitié hors du département, la SCIC essaime dans tout le pays.
« Servir le territoire » : Une proposition à l’échelle des Cévennes
Ainsi, le Mas des Justes, prêt à ouvrir ses portes à tous les publics, participe à l’attractivité du territoire. Pour Christophe Rivenq, président de l’agglomération Alès-Cévennes, « Les investisseurs venant de toute la France créent une communauté d’ambassadeurs. Ils pensent avec nous que les Cévennes peuvent être une terre d’avenir ».
Il participe également à un mouvement enclenché dans cet âpre pays depuis une cinquantaine d’années. Oublié, longtemps en déshérence économique, désertifié, le voici sous les feux de la rampe par des émissions et des films[1], la médiatisation de personnalités, des campagnes publicitaires dans le métro parisien ou sur les ondes.
Avec d’autres productions traditionnelles estampillés IGP ou AOP Cévennes (oignon doux, miel, pomme reinette du Vigan, figue de Vézénobres), la vigne contribue à une renommée gourmande et responsable du territoire. Le vin y coule plus tranquillement que ses rivières, avec le bio dans ses veines, préservant des sites exceptionnels. Un Parc National (1970), un classement (2011) au patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO confortent les choix d’une IGP très active, avec son président Christian Vigne, tendant vers une dénomination 100 % Bio, qui sait, un jour prochain ?
Le schéma constitué s’intègre dans celui du groupement d’Intérêt Économique et Environnemental (GIEE) qui porte la volonté de préserver conjointement héritage agricole, ressource en eau et biodiversité, en faveur notamment des abeilles. Une labellisation Bee Friendly sur 600 ha, dans un collectif au sens plus large, celui de la nature et des hommes réunis, scellera un sanctuaire pour elles, au milieu des collines verdoyantes.
Des randonnées en vélo depuis le Mas, le long de l’ancienne voie ferrée redonnent vie aux rails et viaducs délaissés. Un tourisme différent s’installe dans l’esprit du célèbre chemin Stevenson, emprunté avec son âne par l’écrivain fin XIXe siècle.
Un projet d’envergure naît sous nos yeux. Laboratoire d’idées, d’expertises croisées pour un territoire revivifié, « expérimentation vaut exemplarité. On teste, on évalue. On développe si ça marche » résume Christophe Rivenq. Pas à pas, le Mas des Justes, pierre d’un édifice, construit un modèle de développement alternatif, qui s’inscrit dans la durée. Le temps revêt ici une autre dimension. L’attachement à ses racines, à une identité constitutive des hommes et des lieux, la transmission -cruciale- des terres alimentent un nouvel équilibre économique et écologique. L’Esprit des Cévennes, c’est peut-être la sérénité de l’âme dans le tumulte de la Nature et de l’Histoire » nous dit André Chamson. Le Mas des Justes perpétue un esprit, modélise une vertu, apaise l’âme. Reproductible ailleurs ? Évidemment pas, mais exemplaire dans ses fondements, c’est en ce sens qu’il trace une voie, pour d’autres, ailleurs.
[1] De Nos terres inconnues de Frédéric Lopez sur France Télévisions (2018) à Antoinette dans les Cévennes, de Caroline Vignal (2020).
Alexandra et Audrey Lamy, Julien Doré, journalistes et écrivains résidents
Voyage avec un âne dans les Cévennes (1979), de Robert Stevenson
Cette chronique a paru sur le magazine Le Point en ligne sous le titre: Cévennes: un « juste » chemin viticole
1ère partie: https://www.lepoint.fr/vin/cevennes-un-juste-chemin-viticole-16-03-2021-2418046_581.php#xtor=CS3-190
Merci à Luc Plissoneau qui m’a confié les photos