« Les pieds sur la terre et la tête dans les mégabytes » résume Jeanne Fabre, présidente de la commission Millésime Bio à Sudvinbio, l’association de vignerons organisatrice. Seul salon d’envergure à se tenir, le plus grand évènement mondial des vins bio s’adapte à la crise sanitaire en passant, du 25 au 27 janvier, en mode 100% digital. Il limite par là-même, en adéquation avec son éthique, l’empreinte carbone des vols internationaux mais maintient les échanges commerciaux avec les acheteurs du monde entier. Éviter une année blanche revient comme un leitmotiv, même si dégustations et contact humain manquent à l’appel. « Le secteur de l’alimentation bio, la viticulture notamment, est en pleine expansion, tant en consommation qu’en production » souligne Jean-Louis Cazaubon, vice-président de la région Occitanie, soutien important de la filière et du salon. En effet, dans un marché mondial en pleine récession, le bio poursuit sa croissance, multiplie les conversions (1/3 des superficies bio) pour couvrir aujourd’hui 15 % du vignoble français. Pari autrefois audacieux d’une autre agriculture possible, il porte aujourd’hui l’espoir d’une filière viticole en net recul.
Il est d’autres paris lancés dans ce contexte de croissance continue de la production. Des dénominations (AOC ou IGP) misent sur une conduite collective en bio. Le sud-est, très présent sur le salon, donne l’exemple.
Le Languedoc en son jardin
A partir des années 1980, le Languedoc-Roussillon a opéré la reconversion de son vignoble en partie par une mutation en culture biologique. Intégré à l’Occitanie, il conserve à Millésime Bio, organisé à l’origine par ces pionniers, une longueur d’avance et un poids particulier : 35 % des exposants français, plus de 42 000 ha certifiés ou en conversion, sur 110 000 ha. Nous voici sur « le premier terroir bio de France et le premier vignoble au monde pour les vins d’appellation » tient à souligner Carole Delga, présidente de la région Occitanie. Un terroir que la pratique biologique exalte, libérant arômes puissants et originalité de chaque démarche. Deux dénominations y expriment, dans la diversité de ses composantes, le poids actuel du bio.
Tout en rouge, la jeune appellation (2014) Terrasses du Larzac repose sur un concentré de terroirs millénaires. De Lodève à Gignac, d’Octon à Saint-Jean-de-Buèges, l’AOC consacre une renaissance entamée dès les années 1980, propulsée par quelques virtuoses en bio ou biodynamie. Olivier Jullien à Jonquières, Laurent Vaillé à Aniane, Sylvain Fadat à Montpeyroux, récemment nommé « vigneron de l’année » par la RVF, ou Marie et Frédéric Chauffray à Arboras ont tracé le chemin. Adossés aux contreforts du Larzac, de 100 à 400 m d’altitude, c’est la fraîcheur des vins, aux notes prononcées de garrigue, qui domine et séduit, sur des sols très anciens au pouvoir drainant. Les amplitudes thermiques importantes, et les courants de vents descendus du plateau régulent la chaleur estivale. Sur 668 ha, 70 % des vignes sont menées aujourd’hui en culture biologique, par 75 % des producteurs. Un tel dynamisme attire de nouveaux vignerons, une trentaine depuis 2014. Ils s’installent souvent directement en culture biologique.
Rencontre avec quatre de ces néo-vignerons dans les allées digitales de Millésime Bio. Ils pratiquent un retour aux sols vivants, élèvent cinsault et carignan si décriés autrefois, sur de vieilles vignes petits rendements, n’hésitant pas à les proposer en monocépages (Ze Cinsault au Pas de l’Escalette, Piccolo au Clos Rouge, Les vieux Mazets au Mas Combarèla). Outre les cépages du Languedoc, ils explorent de leur œil neuf leur terroir, distinguant dans leurs cuvées sols (Alerte rouge au Clos rouge, Les Clapas au Pas de l’Escalette), lieux-dits (Domaine du Clos du Serres) et micro-environnement. La clairière d’Olivier Faucon, au mas Combarèla délivre une cuvée exceptionnelle, Le clos secret. Les vignerons pratiquent la sélection massale (greffage des meilleurs ceps, au lieu de cloner, pour replanter), la culture biologique, biodynamique, proposant parfois une cuvée sans sulfites ajoutés (Plan B du Clos du Serres). Les dynamiques personnelles s’inscrivent dans la démarche collective du syndicat, que mène aujourd’hui Sébastien Fillon. Il souhaite conforter l’exigence de qualité, explorer encore toutes les potentialités des terroirs. Terret-bourret, carignan blanc et gris donnent matière à l’idée déjà en germes, d’une AOC en blanc.
Plus à l’est et au niveau de la mer, sur le cordon sableux du littoral méditerranéen, une autre dénomination, l’IGP sable-de-Camargue opère une mue biologique en corrélation avec un environnement naturel hors norme. Elle aspire à la reconnaissance en AOC de ce terroir, né fin XIXe siècle de sa résistance à l’insecte porteur du phylloxéra, aux vins légers des soirées d’été, en gris de gris et rosé. Les 2/3 de l’IGP sont d’ores et déjà en culture biologique ou en conversion, et ce n’est pas rien sur 3 000 ha ! Elle marche dans les pas de précurseurs, Patrick Guiraud au Domaine de Valescure, aujourd’hui président de l’IGP, ou le domaine Grand Corbière. La vigne, en bio, y est primordiale pour protéger faune et flore, préserver le sol de l’érosion, en particulier éolienne, mais aussi la nappe phréatique, si proche. Les vents portent ici une influence maritime chargée d’embruns salés, dont les vins gardent l’empreinte. « C’est une zone naturellement bio. Le sol très porteur, très filtrant, y est facile à travailler » explique Patrick Guiraud, qui élabore sur 40 ha dans les sables des gris de gris, sans soufre depuis plusieurs millésimes. Vin-phare de l’IGP qui doit son nom à sa couleur peu soutenue, festif, appétent, chargé de souvenirs de vacances, il représente 94% de la production … et 27 millions de bouteilles vendues. Une bio pour tous s’avance, dévoilant une histoire et un paysage qui font rêver.
En Corse et en Ardèche
C’est aussi, en Corse, le pari de l’AOC Patrimonio, qui glisse vers une culture bio collective avec ses cépages locaux. 36 vignerons mènent cette transition sur 450 hectares surplombant la mer et le Cap corse. Ils s’appuient sur des domaines phares, Leccia ou Giudicelli. En 20 ans, les ¾ des surfaces sont passés en agriculture biologique avec, en point de mire, une AOC intégralement bio. En 2019, les vignerons ont décidé de concert de bannir l’usage du glyphosate, une première alors. Sur des sols schisteux ou granitiques, tempérés par le sirocco, s’expriment une trentaine de cépages du lieu, sans oublier le très vieux muscat à petits grains. Le blanc vermentinu, dénommé autrefois malvoisie de Corse, trouve son pendant en rouge dans le niellucciu, qui entre à 90% dans l’AOC. Philippe Rideau, œnologue au Domaine Orenage de Gaffory, pourrait en parler des heures entières. Le domaine, converti en AB en 2019, est le seul à produire encore un Rappo, vin liquoreux issu du fameux muscat rouge, dénommé ici aleatico. La cuvée rouge 100 % niellucciu de Muriel Giudicelli a été distinguée comme vin biodynamique de l’année par le RVF. La récompense rejaillit sur une AOC Patrimonio, pointe de terre qui tient le cap du bio pour les prochaines années.
Rive droite du Rhône, dans un département qui revit par le bio, deux domaines accueillis au salon produisent à Saint-Marcel-d’Ardèche des vins bios labellisés en biodynamie. Cépages rhodaniens, sélections massales, complantation, taille en gobelet y rythment la production, soleil et mistral à l’appui. Le Domaine des Accoles fête ses dix ans d’existence. Sauvant de la disparition une petite parcelle de treize cépages anciens complantés, il réhabilite la vigne de M. Couston, l’inventeur de l’hybride grenache-aubun qui porte aujourd’hui son nom. Counoise, clairette, carignan et même aramon s’y épanouissent. Blancs et rouges mêlés comme autrefois fournissent trois cuvées. Florence Leriche raconte l’entraide locale pour mener la conduite en bio, la collaboration entre vignerons du département. Les plus expérimentés conseillent et forment les arrivants, comme en Terrasses du Larzac. C’est ce que rappelle également Jeanne Fabre. « Le bio n’est pas une pratique interchangeable. Nous ne sommes pas des concurrents, comme des fabricants de n’importe quel produit industriel ». Ici, c’est Hélène Tibon, du Mas de Libian voisin, qui a donné un coup de pouce aux Accoles, comme à bien d’autres. Humanisme, transmission et bon sens dominent dans sa parole. « Ne pas prendre plus que ce qu’on donne », à la terre, aux humains. Elle ajoute que « de la diversité naît la richesse » : 13 cépages, une culture de l’assemblage, et même les vieux, rustiques (counoise), tardifs, de moindre degré (vaccarèse) y ont leur place. Un Vin de pétanque qui les intègre côtoie les grands assemblages.
Hélène Tibon ouvre le champ de nos réflexions. « On est d’abord des paysans, et on doit se nourrir ». Le Mas de Libian possède des vignes, des oliviers, des potagers immenses, des céréales, des abeilles. Comme du temps de son arrière-grand-père, comme aujourd’hui des vignerons qui entrent en polyculture, il vise l’autonomie alimentaire. L’expression n’a jamais autant eu cours que dans la pandémie actuelle.
Pratiques anciennes et nouveaux territoires du vin, qui misent collectivement sur le bio, ont cohabité plus que jamais lors de Millésime Bio. Sa jeune présidente conclut : « Il n’y a pas plus patrimonial que le vin, ne serait-ce que par ses gestes, l’observation nécessaire de la nature qui ne seront jamais remplacés par de technologies, aussi high Tech soient-elles ». Mais les technologies volent parfois au secours du vin, digitalisé pendant trois jours sur la plate-forme du salon, centre de la planète bio.
Cette chronique a paru dans le magazine Le Point en ligne:
https://www.lepoint.fr/vin/cap-au-sud-avec-millesime-bio-30-01-2021-2411937_581.php