L’heure de partir sonne, ciseaux en mains. La vigne a lancé son signal impératif. « Taille tôt, taille tard, rien ne vaut la taille de mars », le dicton a la vie dure. L’hiver doux, un débourrement [1] rapide accélèrent le rythme des travaux agricoles. La voiture emplie de piquets et d’attaches pour les jeunes pousses, nous avançons sur la route quasi déserte.
Sur la parcelle de vieilles vignes qui passerillent [2] au début de l’automne, comme au temps des Romains, la nature s’expose, exubérante, rayonnante sous le soleil printanier. La chaleur douce de l’astre se pose sur nos peaux, réveille les sens et les senteurs à foison. Les yeux s’habituent à l’éclat de la lumière crue, l’oreille tendue vers chaque bruit. Chenilles, coccinelles, araignées s’agitent, laborieuses. Les chants d’oiseaux posés sur les branches, dans les rangs résonnent avec d’autant plus d’acuité qu’ils ne craignent aucun confinement. L’enherbement naturel a profité des pluies. Salsifis des prés et gesses cohabitent avec différentes salades et premières asperges. Au fil des ans, thym et orchidées sauvages descendus de la garrigue ont élu domicile en bord de vigne, nous donnant un rendez-vous désormais rituel.
Se concentrer sur la taille des ceps au milieu de cette luxuriance végétale. Vous la donner à voir.
« Homo sapiens se pense trop souvent comme le chef-d’oeuvre de l’évolution, il serait temps qu’il ait la sagesse de comprendre qu’il est l’hôte d’une nature où dominent les micro-organismes, dont les bactéries et les virus, les véritables surdoués de l’évolution’’, appelés à circuler à l’échelle mondiale à vitesse accélérée par nos « activités frénétiques » assène le paléoanthropologue Pascal Picq [3]. A sa suite, Hervé Gardette met en évidence « les atteintes à la biodiversité, assorties à une mondialisation échevelée, [qui] favorisent l’apparition des virus, bien plus résistants que nous ne le sommes » dans La transition sur France Culture [4].
Privation de liberté – de nos activités frénétiques -, le confinement est, comme me l’écrit Patricia Huczek, bloquée à Sienne (Italie) « une opportunité à réfléchir ». Le philosophe Edgar Morin y voit le moyen de « nous aider à commencer une détoxication de notre mode de vie » [5].
Changer nos pratiques, se défaire de notre égoïsme avide, renverser nos priorités, changer nos désirs plutôt que l’ordre – naturel – du monde, attentifs au vivant dans son acception la plus large, monde végétal et animal indissociablement mêlés ? Nous nous y attachons individuellement ou à l’intérieur de groupes structurés, notamment en agriculture biologique, biodynamique, en vins méthode nature. Déjà en juin 2019, la nature nous avait adressé un coup de semonce contre nos pratiques déréglant les données climatiques. Vignes échaudées par un soleil ardent, grappes brûlées, perte de production n’avaient pas suffi à rendre collectivement moins sourd ou moins aveugle. Petits tâcherons oeuvrant à notre modeste échelle pour une planète plus saine, nous avons repris le chemin des travaux le cœur serré, récolté de maigres vendanges, vinifié avec courage sans que les lignes ne bougent beaucoup. Nous retrouvons aujourd’hui dans nos vignobles en production naturelle une respiration vitale. Mais la nature nous y regarde parfois d’un mauvais œil.
Si peu et tant a changé dans mon environnement personnel, entre écriture, retrait volontaire et temporaire de l’espace social, et travaux saisonniers salvateurs à la vigne. Et pourtant notre monde a basculé. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de voir les agriculteurs, souvent montrés du doigt, replacés aujourd’hui au centre d’une préoccupation essentielle: être nourri ! … Et continuer à boire une bonne bouteille, aussi.
Il y a à peine deux mois, une réflexion menée sur les rivages entre Montpellier et Sète planchait collectivement sur leur avenir à l’horizon 2030. Dix ans pour revoir nos pratiques agricoles, vers une autosubsistance alimentaire, opter pour un tourisme écodurable plutôt que massif, se prémunir des dérèglements prévisibles. Prémonitoire.
Et si nos voix séparées, isolées, retentissaient ensemble, enfin ? Si notre petite musique de chambre se métamorphosait en un concert mondial?
Tant a changé et nous sépare. Nous avons déjà faim des autres, de nous compter, de compter les uns sur les autres. Prenez soin de vous, des autres, plus solidaires, plus justes, plus raisonnables, demain. Car dans l’instant, l’essentiel est ailleurs.
[1] Premier stade phénologique de la vigne, avant la sortie des feuilles.
[2] Dont les raisins sèchent sur pied, se concentrant en sucres et en arômes complexes en vinification.
[3] L’Obs, 20 mars 2020
[4] Radiographie du coronavirus, 23 mars,
[5] L’Obs, 18 mars 2020
Très joli texte, peu habitué à ce registre. J’aime ta foi en l’autre, ensemble, nous ferons, serrons nous la main, pourquoi pas, prions tant qu’on y est. Je mâche pas mes mots, jamais, je mâche uniquement le vin, dommage qu’il soit fait par des humains, si seulement, il pouvait se faire seul, comme le miel ….
Merci pour ton commentaire qui met en lumière deux visions de notre monde actuel. Oui, je continue à avoir foi en l’homme (sans avoir besoin de prier) et en une nécessaire action pour peser sur ceux qui causent notre perte, celle de la planète avec nous. Désespérer de l’homme, n’est-ce pas se retirer de l’action?