Un cépage méditerranéen emblématique et innovant
Talk & Taste, Espace Wine Mosaic, Vinisud, 19 février 2018
Merci à Wine Mosaic[1] d’accueillir, dans le salon des vins de la Méditerranée, un fabuleux cépage qui en est un des emblèmes, le muscat à petits grains. Il évoque ces vins doux, placés tout en haut des hiérarchies antiques par leur qualité et leur conservation.
Un cépage porteur d’une histoire commune prestigieuse
Le cépage migre de l’Orient grec, se propage d’est en ouest sur tout le pourtour de Mare Nostrum, notre mer. Il forge sa réputation dans les îles, Chypre, Rhodes, Chios, Lesbos, navigue vers l’Italie et la Sicile, la Corse, notre littoral et l’Espagne. Le célèbre ampélographe[2] Pierre Galet dénombre plus de 150 mutations du muscat à petits grains. Porteur d’une histoire commune, il n’a rien de modeste, avec sa superbe et sa puissance aromatique, ni rien d’oublié. Cépage blanc le plus produit en Languedoc, il l’est encore dans les Pyrénées-Orientales. En proie à des enjeux contemporains de préservation de productions, il démontre ses capacités à se métamorphoser. Hors de sentiers battus, des vignerons innovent depuis 25 ans.
Le muscat se révèle emblématique de nos régions du sud de la France, terroirs de sols pauvres calcaires, schistes ou galets roulés, et de climats secs et chauds qu’il affectionne. Sur l’ancienne Narbonnaise, province romaine où il a pris ses sources, le vignoble frôle la mer, s’enfonce dans les terres au pied des reliefs. Porteur d’un passé prestigieux, il se déploie en des phases de flux sur de vastes territoires, se recroqueville en des phases de reflux sur ses terroirs de prédilection, ceux qui constituent aujourd’hui les zones en AOC de Vins Doux Naturels : Rivesaltes, Saint-Jean-de-Minervois, Frontignan, Mireval, Lunel, Beaumes-de-Venise, Cap Corse. Il entre même, pour 75 % au moins, dans la composition de la clairette de Die.
La fermentation des vins est stoppée par adjonction d’alcool (mutage). Le procédé diffusé par Arnaud de Villeneuve, médecin catalan, constitue la première innovation technique majeur sur le muscat, au XIIIe siècle.
Jacques Ier d’Aragon ,Musée languedocien, Montpellier
Les grandes productions héritées de l’Orient grec, en particulier au Royaume d’Aragon et chez les Ordres Hospitaliers, ne faiblissent pas au Moyen-Age. La culture antique perdure, se maintient à ces niveaux d’excellence. On y croise le même attrait pour les vins doux, la même civilisation du vin : tout homme de bien se doit de produire et d ‘offrir des vins doux, vins d’élites. Lorsqu’il entre dans les sources écrites, le muscat trône déjà sur la table des rois d’Aragon, des papes en Avignon.
Sa réputation se forge également sur ses vertus thérapeutiques. Dans la lignée des médecins antiques, Arnaud de Villeneuve, Gui de Chauliac ou Rabelais, médecin lui aussi, le recommandent, ce qui lui permet d’être exempté de taxes et de circuler facilement. C’est un premier privilège qui se retrouve au XXe s. à travers la fiscalité des VDN.
L’âge d’or des muscats tels que nous les décrivons se place entre le XVIe et le XIXe s. avec une apogée au XVIIIe, tant en valeur économique, que l’on mesure aux prix de vente, parmi les plus élevés du royaume, à son exportation, de l’Europe du nord jusqu’ en Afrique du sud, qu’en renommée glorieuse à travers le témoignages d’écrivains, philosophes en particulier des Lumières, ou gastronomes[3]. Le XIXe continue à placer les muscats dans un haut rang, malgré l’arrivée d’une viticulture de masse, en rouge, qui met à mal la culture. Le phylloxéra parachève ce recul. La reconstruction se fait seulement dans les terroirs de prédilection, au détriment des vins naturellement doux avec la généralisation du mutage. Après la seconde guerre mondiale, progrès techniques et industrialisation diffusent largement et popularisent les Vins Doux Naturels, à une époque où l’offre est inférieure à la demande. Dans les différents crises structurelles que connaît le Midi, le muscat semble épargné. Ce sont les changements de mode de consommation et de goûts qui les touchent de plein fouet fin XXe s.
Un cépage porté par des innovations (fin XXe s. à nos jours)
La réaction passe par de innovations sur les productions, dans la dernière décennie du XXe s. L’évolution des techniques et de l’œnologie permet aux vignerons de faire des vins doux naturels fruités, plus frais et plus légers, aux arômes plus complexes. Une meilleure maitrise du murissement du raisin, fermentation à froid, pressurage pneumatique et traitement des jus accompagnent une nouvelle façon de muter, l’abaissement du taux légal de sucre[4] et la limitation des rendements. Les VDN tentent de sortir des cases d’apéritif et de dessert, pour s’ouvrir à une cuisine moderne. Mais cela ne suffit pas à endiguer une lente désaffection des consommateurs, plus jeunes, plus féminins, et une consommation de vin plaisir, ou moins calorique.
Dans le même temps, mûrit l’idée de produire différemment autour de ce muscat à petits grains auxquels les vignerons restent très attachés. Ils entrent dans une voie de diversification, avec des fortunes diverses, en muscats moelleux, pétillants, rosés muscatés, et principalement secs. Les terroirs historiques ont du mal à entrer en concurrence avec les nouveaux vignobles, installés à nouveau dans les plaines, avec des rendements plus élevés.
Parmi les muscats secs [5] je vous présente un vin en IGP Pays d’Oc des Vignerons d’Héraclès. La cave évoque, avec le demi-dieu, ses origines antiques le long de l’ancienne Via Domitia, mais travaille dans l’innovation. Sur ce muscat sec, elle recherche les thiols, éléments présents dans le raisin à une certaine maturité, qui disparaissent ensuite. Récolté pour donner 11°- 11,5°, le vin offre des arômes citronnés, pamplemousse et fruits verts. Il s’accorde avec cette notion de vin plaisir que la cuvée, Fiesta, rappelle.
Mais la diversification des muscats est intervenue après la mondialisation des cépages. Chardonnay et sauvignon occupent désormais la première place des cépages en production dans le Languedoc.
Dans une histoire immédiate, où il est difficile de prendre du recul, le muscat poursuit ses transformations, porté par de nouvelles innovations. Depuis 4-5 ans, il investit de nouveaux territoires, avec l’ouverture à un mode de production biologique, qui se révèle une vraie chance pour un cépage naturellement très aromatique. La culture bio exalte les arômes, la puissance du muscat.
En 2012, la réglementation européenne fixe le cadre de production de vins biologiques. Elle a occasionné le passage précurseur en conversion, en 2009, de la cave coopérative de Mireval, en vins doux et secs, à l’initiative du président de l’époque, Henri Boissié. Malgré cet exemple, le passage au bio sur les terroirs de prédilection, en AOP, s’opère lentement, par quelques producteurs et négociants dans chaque appellation. En muscats secs, en IGP ou Vin de France, soit seuls, soit en assemblage, les résultats sont très probants.
Une ouverture pour demain? On peut l’envisager dans deux voies différentes, diamétralement opposées, mais œuvrant à une forme d’innovation.
De nouveaux territoires techniques et culturaux en bio sont investis par des productions comme celles du négociant Gérard Bertrand, en biodynamie, sans sulfites ajoutés, ouvrant le champ de nouveaux consommateurs, Vegan ou Bee Friendly (amical avec les abeilles). L’innovation, au service d’une démarche économique, porte sur de gros volumes de production certifiés, destinés à l’export.
Autre voie d’innovation : la voie patrimoniale, au service de marchés à niche, à haute valeur ajoutée, réécrivant un patrimoine, un lieu, une histoire.
Mutation du blanc, le muscat à petits grains rouges lui est identique, à l’exception de la couleur de la peau à maturité, rouge foncé. Il a donné dans la période d’âge d’or des vins secs ou doux de prix, de bel équilibre entre sucre et acidité, des « vins très distingués » [6]
La Cave Coopérative Frontignan Muscat a entrepris d’en reprendre la production il y a quatre ans, sur 4 ha, en vue d’obtenir une AOC vin de liqueur rosé, dans la lignée de son AOC vin de liqueur blanc. Une première mise en bouteille a eu lieu en ce sens.
Je suis partie à la recherche de la surmaturation antique, par passerillage, sur un vin naturellement doux, non muté. Une cuvée, Prima Ora, reproduit les pratiques d’excellence des XVIIe et XVIIIe s. Sur l’Originel que je vous présente ici, l’innovation est apportée par un assemblage de maturités, en vue d’abaisser les taux de sucre et d’alcool. Le vin, plus léger, conserve une arête acide, tandis que la surmaturation apporte des arômes complexes de fruits confits, miel. Il s’ouvre à de larges accords culinaires.[7]
Les innovations pour maintenir le patrimoine viticole en muscat apparaissent vitales. L’ancienneté et la continuité de cette production depuis l’antiquité, sur notre littoral comme tout autour de la Méditerranée nous imposent des responsabilités. Il faut espérer que ce travail d’innovation portera ses fruits pour les décennies qui suivent, afin que le muscat à petits grains recouvre ses couleurs et sa superbe.
Superficies plantées en muscat
France AgriMer Oct 2017
[1] Wine Mosaic, association créée en 2013, travaille à remettre en lumière et en production des cépages anciens. La terminologie varie : oubliés, modestes, historiques, ils participent à une vinodiversité face à la standardisation des cépages
[2] Scientifique qui étudie les cépages, leur histoire, leur morphologie, leurs capacités
[3] Citons Voltaire, les Encyclopédistes, Thomas Jefferson, , le futur président des Etats-Unis, ou Grimod de la Reynière.
[4] Abaissement du taux de sucre fe 125 à 110gr/l sucre, 95 gr /l en Corse
Mutage 5 à 10 %
Limitation des rendements, entre 23 et 27 hl/ha
[5] En IGP Pays d’Oc, Cotes catalanes, Cotes de Thongue, Gard, Vaucluse, Alpes de Haute Provence, Ile de Beauté
[6] rapporte Duhamel de Montceau en 1768
[7] cuisines exotiques sur des sucré-salé, aigredoux, fruits de mer au four, poissons à chair ferme, canard au miel et gingembre, tartes et feuilletés, fromages affinés, fruits acides et chocolat amer[7]