Hommes foulant le raisin, Mérida, IIe s. (Espagne)
Puiser aux racines du passé pour en extraire ce qui nous éclaire et nous sera utile, tout en se gardant de faire parler l’histoire pour mieux asseoir un argumentaire. Sans isoler quelques mots de leur contexte, ou accorder une grande place à ce qui ne prenait que quelques lignes dans des ouvrages volumineux, quel délice que de plonger dans la lecture de Columelle, l’agronome, et de Pline l’Ancien, le naturaliste, deux auteurs principaux du premier siècle de notre ère ! Ma première cuvée, l’Originel, dans son retour aux sources antiques du muscat, cherchait un goût naturel , celui des origines, sans trace de pesticides et autres pratiques comme le mutage à l’alcool. Pline et Columelle m’ont éclairé sur la présence de ce raisin « apian », aimé des abeilles, déjà présent en Narbonnaise, et sur les pratiques de surmaturation du raisin qui ont élevé les vins doux au sommet de la hiérarchie des vins, de l’Antiquité jusqu’au XVIIIe siècle.
Des agronomes romains précurseurs des vins natures, mais aussi de principes de biodynamie (ou de bon sens d’observation)? Pline l’Ancien accorde une place conséquente aux effets de la lune ou des vents. Ainsi, dans le livre XIV : « Au reste, la préparation des vins est l’objet de beaucoup de soins : en certains lieux la cendre est employée comme ailleurs le plâtre et les autres substances dont nous avons parlé. On préfère la cendre de sarments de vigne ou de chêne ; bien plus, on recommande d’aller chercher au large de l’eau de mer, et de la conserver depuis l’équinoxe du printemps, ou du moins de la puiser la nuit, au solstice d’été et pendant que l’aquilon souffle, ou de la faire bouillir si on la prend vers l’époque de la vendange. [7]« Les méthodes pour garder le vin sont très différentes (…) On défend d’ouvrir les vases pendant l’hiver, si ce n’est un jour serein ; on défend de les ouvrir avec le vent du sud ou la pleine lune (…) Pour le defrutum même et la sapa (XIV, 11), on recommande de les faire quand le ciel est sans lune, c’est-à-dire dans la conjonction de cet astre et non un autre jour, dans des vases de plomb et non dans des ‘vases de cuivre. »[8]
Voilà une approche inattendue sur le vin antique, quelques siècles avant les observations de Goethe puis de Rudof Steiner. Le vin, produit de la main de l’homme, est en ce sens produit d’une culture. Doit-on pour autant opposer culture et nature ? Le vigneron peut chercher par sa culture un produit le plus proche de la nature, dans ce qu’il fait ( enherbement, complantation, respect du raisin dans son transport, à la vendange, au pressurage) et dans ce qu’il met (produits de traitement contre les maladies à la vigne, contre les déviations et pour la conservation du vin en cave). Un vin naturel qui s’oppose à un vin dénaturé . Ces très vieux regards, vingt siècles !, nous interpellent sur nos propres (enfin, pas toujours) pratiques. Que les apprêts servent à pallier les défaillances de connaissances – les Romains ignoraient l’usage du soufre en cave- ou qu’ils servent, par la chimie, à faire face à l’intensification, puis l’industrialisation d’une production à notre époque, ils suscitent des réflexions sur les limites de leur usage… au XXIe siècle comme au Ier.
[1] Columelle, De l’agriculture l’économie rurale, (XII, 19,2) trad. Louis du Bois, 1844. Traduction Editions les Belles Lettres 1988 : « de toutes les appellations, la meilleure est celle qui peut se conserver sans apprêt, et qu’il n’y faut absolument rien mêler qui altérerait sa saveur naturelle».
[2] Histoire naturelle, traduction Emile Littré (1850), Livre XIV, XXV, 5
[3] Livre XIV, XXVIII. (XXII.), 1
[4] Livre XXIII, XXII. 1 et 3.
[5] « Quant aux vins traités par le marbre, le plâtre ou la chaux, quel est l’homme, même robuste, qui ne les redouterait? Ceux qu’on a préparés avec l’eau de mer sont des plus contraires à l’estomac, aux nerfs, à la vessie. Ceux qu’on a traités avec la résine passent pour avantageux aux estomacs froids; ils ne conviennent pas dans les vomissements, non plus que le moût, le vin cuit, et le vin fait avec du raisin sec. Les vins nouveaux, préparés avec la résine, ne sont bons pour personne : ils causent de la céphalalgie et des vertiges. De là vient qu’on appelle du nom de crapula et la résine et l’ivresse. » Livre XXIII, XIV, 2
[6] Livre XXIII, XIV, 1 et 25
[7] Livre XIV, XXIV, 5
[8] Livre XIV, XXVII. (XXI.), 1 et 3